Cry of dead [Skaspen]

Mon regard glisse sur les objets bigarrés qui habitent ma chambre d’enfant. Si j’avais été à la surface, sans doute que de la poussière se serait déposée dessus. Ici, il n’y a que cette vague couleur verte qui nimbe les eaux en mon absence. J’effleure du bout des doigts les trésors accumulés par le petit triton que je fus. Tout cela me semble si futile, désormais. Un autre Skander, une autre vie.
Je n’ai de lui que le nom, que l’âme, que l’enveloppe ; certains diraient que cela est suffisant, et certainement que ça l’est. Pourtant, quelque chose manque à l’appel. Je ne suis plus lui, et je me demande si je l’ai jamais été. Poupée d’algues au milieu des courants, je me suis laissé bringuebaler par la volonté de Varuna, d’Ahurani et de toutes leurs semblables dont ma mère et ses partisans semblent se faire les messagers.
Tout me semble superflu, inutile. J’ai vu la mort droit dans les yeux, elle a étalé sur mes lèvres le parfum de son abondance et je l’ai serrée dans mes bras en la regardant m’échapper.

Je suis vivant.
Et je ne sais même pas quoi faire de cette information.

De grandes festivités ont été données en mon nom, en mon honneur. Des nageoires se sont emmêlées aux miennes, on m’a tendu de lourds breuvages pour brûler mes poumons plein d’eau. J’ai tournoyé dans des soirées dont on a dit qu’elles étaient miennes, me suis complu à savourer les dents des luxurieux contre ma chair, leurs sexes contre mon corps glacé. Il y a un temps, certainement, où j’aurais joui avec les autres, aurait ri de leurs lentes débauches et regardé d’un air défiant ma famille qui me réprouvait.
Malheureusement, peu importe les sensations et les vices auxquels je me livre, rien ne semble agiter encore la surface brune de mon myocarde. Mon cœur est glacé, froid, gelé. Le sang qu’il pompe l’est plus encore ; je le sens consumer mes veines et faire de moi ce que je suis.

Je suis un mort-vivant.

Dans l’espoir de provoquer quelque chose dans ma poitrine désincarnée, j’envoie du bout de la nageoire valser notre portrait de famille. Le souvenir est vague de cette journée ; l’artiste nous avait demandé de ne pas bouger, des heures durant, tandis qu’il était sur la toile d’algues des pigments de son invention. Père et Mère se tiennent droit, solennels. Sibyl a l’air sombre. Silas se tient droit. Scylla ressemble à une silhouette invisible. Aspen est comme un feu follet. Et moi, moi au centre de l’image avec ces fossettes d’enfant qui me restaient sur le visage, moi je tâche de les faire sourire.
L’objet flotte mollement sous mon assaut avant d’aller heurter le mur. Rien ne se produit dans mes côtes ; je cligne des yeux plusieurs fois lorsqu’une voix connue me parvient.
Volte-face. Aspen.
Aucun sourire ne vient étirer mes lèvres, aucun mouvement sous la surface. Seuls s’enchaînent comme des perles d’eau des souvenirs communs de nos vies. Aspen et moi, au cœur de la nuit, nous approchant trop de la surface pour mieux observer les étoiles. Aspen et moi, dans l’antre de la pieuvre, à tenter de dérober ses trésors sans que ses tentacules nous frôlent. J’ai gardé de cette épisode un léger endroit sans écailles, auquel ma main palmée se porte machinalement quand je la dévisage sans mot.
Aspen a toujours été trop. Trop bruyante, trop indisciplinée, trop désireuse de correspondre et en même temps trop différente. Sa colère, elle aussi, me semble trop démesurée tandis que je réponds doucement.
« Salut, murène. » Le surnom, à la fois affectueux et insultant, roule sur ma langue sans produire le moindre effet. « Je savais pas que t’étais là. »
Je pars en arrière, fais un tour sur moi-même avant de venir me rapprocher pour planter mon regard dans le sien. Je ne suis plus le même Skander, mais je peux au moins faire semblant.
« Et toi, tu peux me dire ce que tu fais dans la chambre d’un mort ? Je te manquais trop, ou tu étais encore en train de chercher ma cachette secrète de bonbons ? »
Un nouveau souvenir ; celui d’une gamine rousse qui avait tenté de faire distraction pour récupérer les confiseries aux algues cachés derrière mes étagères. Je me dis que le mieux à faire est de rappeler le passé, de me raccrocher à cet homme que je ne sais pas redevenir.

Comme ça, un jour je serai encore vivant.

Certainement que sa remarque sur mes cachettes de bonbons pourrait me tirer un sourire ; mon visage reste figé, de marbre, incapable de saisir au vol les émotions qui l’empoisonnent. Si j’en crois mes propres souvenirs, je devrais avoir de la peine de ne pas me sentir plus proche d’elle. Mais quelque chose m’a été arraché, un bien précieux et impalpable qui me fait seulement l’effet d’être un très mauvais comédien. Le Skander qu’elle connait est mort et, moi, je ne l’ai jamais connu.
Aspen a tout de la flamboyante héroïne à la base des révolutions ; après tout, c’est bien cette raison qui a fait d’elle une Van Seabrook. Pour moi, elle n’a toujours été que cette petit sœur attachiante avec qui il fait bon parler.
Pour mon retour, ils ont organisé de grandes festivités ; tout le gratin de Nydaros est venu bénir mes écailles avec plus ou moins d’éloquence. On m’a serré la nageoire, on m’a fait des propositions comme si j’étais en mesure de les comprendre. J’ai tenté de rire avec les autres, mais je n’ai fait que ça : tenter. Toute envie est absente, tout désir profond de quelque chose.
Dites-moi : ma vie sera-t-elle toujours aussi blanche et glacée ?

La vision simpliste de ma sœur est peut-être ce qui m’approche le plus : ses injures à peine dévoilées forment une boule chaude contre mon cœur. Je la regarde du mieux que je peux, avec mes prunelles de fantôme qui ne parviennent pas à tout saisir.
« Je m’apitoie sur rien du tout, murène. »
Et c’est vrai : j’ai même pas la force d’être triste alors même que j’aimerais bien. Ironique, comme si le fond de l’océan avait été débouché dans un gigantesque siphon et toutes les couleurs de Skander étaient parties dans la vidange. Je suis une page blanche recyclée, sur laquelle tout est déjà écrit mais qui ne sait pas s’incarner. J’ai froid.
D’elle, j’aurais attendu qu’elle me parle d’autre chose, qu’elle m’emmène dans tout le palais pour aller faire des conneries. Mais non, elle est comme tous les autres : elle parle simplement du miracle qu’est mon retour à l’existence, avec un peu plus d’amertume que le reste de la fratrie.
« Revenir ici où ? Revenir dans cette chambre ? Revenir à Nydaros ? Revenir à la vie ? » Car c’est ce que je suis : un revenant. « Si c’est la dernière option, je préfère préciser qu’on ne m’a pas vraiment demandé mon avis. Non, ce serait trop simple de prendre des décisions en se souciant de ceux que ça impacte le plus, hein ? »
Mon ton sonne sarcastique et je ne sais même pas pourquoi. Je ne suis pas en colère. Je ne suis pas triste non plus. En fait, je ne suis rien.
« Quand à ma chambre, j’allais pas dormir dans la salle de bal ; merci. »

« Arrête. »
Le mot dégringole de mes cordes vocales avant que je ne puisse le retenir.
Je n’en peux plus qu’on prenne les décisions à ma place, qu’on mette dans mon crâne des pensées qui n’ont jamais été les miennes et qu’on me juge au nom de celles-ci comme si j’y pouvais quelque chose. Je n’en peux plus qu’on me traite comme si j’étais en sucre, comme si j’étais mort une première fois et que maintenant la deuxième guettait. J’en peux plus d’être, pour tous ceux que je croise, soit un trop, soit un pas assez – soit un cadavre ambulant, soit une myriade d’instants brisés.
D’elle, d’Aspen, j’attends mieux que ce défilé d’inconvenances.
« Arrête. » je répète, et j’ondule doucement jusqu’à elle pour prendre ses poignets dans mes mains. « Bien sûr que t’es ma sœur. »

J’aimerais dire que quelque chose s’agite sous la surface, un semblant de l’affection pourtant sincère que je m’acharne à lui porter ; rien.
« Mais qu’est-ce-que tu crois, Aspen ? Que j’ai envie d’être là ? » Un rire sans joie fait bouger l’eau entre nous. Aucune étincelle d’allégresse n’allumera son feu sous l’eau. « Tu t’imagines que je suis reconnaissant d’être en vie et que j’ai décidé de vivre ma petite vie parfaite auprès de mes parents chéris à Nydaros, où on me couvre d'attentions, on me file des trucs dorés à longueur de journée et on m’accueille comme le Messie ? »

Enfin, la voilà, la démangeaison que je recherche, ce minuscule fragment de vie qui émerge dans ma poitrine. Sans le vouloir, je serre les poignets de ma sœur plus fort, et sans doute qu’une minuscule flamme vient embraser un truc en moi parce que mon ton sonne un peu plus.
« Putain, Aspen, tu me connais mieux que ça. C’est pas un palais, c’est une prison. » Le dernier mot est presque craché, mais j’ai trop besoin qu’elle comprenne. « Et ‘prince’ c’est pas un titre, c’est une punition. »