Don't let go [Boriah]

En grimpant les escaliers jusqu’à votre aire de jeu fétiche, tu peux pas t’empêcher de toucher nerveusement les bracelets brésiliens que t’as accrochés au poignet. Certains sont plus réussis que d’autre ; ça dépend de la qualité des fils. Ça dépend de la personne qui les a faits, aussi. Az’ est beaucoup plus forte que toi. C’est pour ça qu’il faut que tu la rejoignes, aujourd’hui. Lui dire que si tu quittes l’école, c’est pas à cause des bracelets brésiliens. C’est peut-être même l’une des seules choses qui te donnerait envie de rester.
Mais c’est mieux comme ça. Pour tout le monde.
C’est ce que tu te répètes en boucle. Face au regard inquiet de Maman, face aux sourcils froncés de Papa, c’est ce que tu leur as répété. C’est mieux comme ça. Vous êtes quatre enfants, mais eux ne sont que deux parents. C’est déséquilibré. En changeant de camp, tu rétablis l’équilibre d’un trois-trois qui semble nettement plus acceptable. Surtout que eux n’ont pas le temps pour lire les histoires et écouter les récits enflammés des journées passées au dehors. Eux, ils doivent travailler, pour que vous ayez à manger.
Alors, oui, c’est mieux comme ça.
Tu n’as pas besoin d’apprendre l’histoire de l’Amérique et comment faire les divisions. Y a pas assez de place dans ton esprit pour ça. Il n’y de place que pour votre minuscule appartement mal isolé. Bientôt, il deviendra ton unique décor, la scène dans laquelle tu t’agites à faire le linge et le ménage. Le soir, quand Maman rentrera, elle sera soulagée de voir que quelque chose cuit déjà dans la casserole et qu’elle n’a pas à faire le lit que Notos a encore souillé. Ce sera ton travail, maintenant.
Vous êtes une équipe, les Burrows. Pas celle avec le plus de ressources -ça, tu l’as bien vu à l’école- mais, ce qu’il vous manque en richesse, vous le compenser en serrage de coudes. Borée qui quitte l’école, ça veut dire la charge de Papa et Maman allégée, ça veut dire plus d’énergie que les jumeaux peuvent investir dans l’école pour que eux deviennent des gens bien. Au final, le calcul fonctionne : c’est mieux comme ça.

Tant pis si c’est pas mieux pour toi.

T’as le pas lourd quand tu parviens au niveau de la balançoire. Az’ est déjà là, tu fuis son regard parce que tu sais que si tu la regardes elle verra tout ce que tu dis pas. Tout ce que tu caches à tout le monde, même à toi-même, là, tout au fond.
J’espère que t’es pas là pour me faire tes adieux.
Surprise, tu relèves vivement la tête pour protester. C’est ça, qu’elle pense ? Que tu es venue parce que tu la détestes, que tu veux plus la voir, et que tu lui laisses une lettre d’au revoir à l’oral ? C’est pas ça. C’est pas ça du tout.
« Quoi ?! Non ! Bien sûr que non ! »
Il y a un peu trop de détresse dans tes cordes vocales pour que ce soit réellement vrai. Azariah, elle a trois ans de plus que toi : c’est une grande. T’as peut-être pas beaucoup d’amis dans ta classe, ou pas beaucoup d’amis tout court, mais t’es amie avec une grande. C’est pas quelque chose sur lequel t’as envie de faire une croix, ça non.
Tu t’assieds près d’elle, sur la balançoire restée libre. Tu fixes le bout de tes chaussures trouées. Il faudrait en changer avant l’hiver, mais ce n’est pas la priorité. Surtout si tu restes à la maison, maintenant.
« C’est juste … y a plus besoin de moi à la maison que à l’école. Alors je vais plus venir à l’école. » tu avoues, d’une voix piteuse. « Mais on peut quand même se voir en dehors ? »

Le problème, c’est pas l’école Borée.
Ah non ? Tu étais persuadée que si, pourtant. Ça t’énerve un peu qu’Azariah interprète les choses travers. La décision que tu prends, ça n’a rien à voir avec elle et ça a tout à voir avec toi. Parasitée par ton empathie, tu finis par récolter toute sa colère et malheureusement la faire tienne. Pourquoi est-ce qu’elle pense être le centre du monde comme ça ? Elle ne peut pas voir, elle, à quel point c’est dur pour les Burrows, à quel point tu seras plus heureuse en te laissant pas envahir par les devoirs et les leçons alors que Notos a besoin de toi pour recoudre ses pantalons ?
Ça change rien, que ce soit à l’école ou ailleurs : tu l’aimes pas moins, tu l’estimes pas moi, tu veux pas moins être son amie. Alors pourquoi elle comprend aps ? C’est sensé être elle, la grande, la plus mature. T’es déjà la mère de tes adelphes, tu peux pas en plus faire l’éducation de toutes les personnes que tu croises. Tes lèvres s’entrouvres pour venir lui asséner tout ça, mais son dos heurte le toboggan et vos colères à toutes les deux retombent comme de jolis soufflés. Ne demeurent qu’une peine douloureuse, des cendres d’une époque révolue qui volètent tout autour de vous au vent de la mélancolie.

Avec une infinie précaution, rendue fébrile par les assauts émotionnels que, à ton âge, tu n’as pas la force de repousser comme tu le devrais, tu t’agenouilles à côté d’elle, pose tes deux mains sur ses petits bras à peine plus épais que les tiens.
« Mais on est amies, Zaza. »
Pour preuve, tu dégages ton poignet pour lui montrer les bracelets brésiliens qu’elle avait fabriqué pour toi et dont tu ne te sépares jamais. Vous n’êtes pas justes deux petites filles qui vont en classe à la même école, non. Vous êtes plus que ça. Vous devez être plus que ça, sinon c’est un pan de ta vie à toi qui menace aussi de s’effondrer, quand tu lui donnais rendez-vous simplement pour lui expliquer.
« Hey. » Tu fais, en t’asseyant totalement face à elle, en tailleurs sur le sol granuleux de l’aire de jeux désertée de tous. « Zaza, je te promets que je pars pas. Je vais pas quitter Detroit, ou rien. Juste, je viendrai plus à l’école … mais de toute façon on est même pas dans la même classe. C’est juste la récré, mais tu vas jouer avec les garçons de ta classe, ok ? »
Elle est comme toi, Azariah : elle préfère courir avec les garçons plutôt que de papoter avec les filles. Force brutale et magnanime, isolée au milieu de toutes les foules, elle est sans doute, dans cette école, celle qui te comprend le mieux.
« Et toi et moi, on pourra se voir après l’école. Si tu veux, je viendrai tous les jours, comme ça on pourra prendre le goûter ensemble ! »