An answer to a never asked question [EriBlue]

S’il y a un truc que tu ne supportes pas, ce sont les sites des administrations. Celles-là même qui ont assez de budget pour s’accorder douze semaines de congé par an mais qui sont pas foutue d’engager un développeur web correct. Ça fait environ vingt minutes que tu essaies d’accéder au formulaire pour déclarer ton changement de situation auprès de l’état, vingt minutes à te perdre dans des 404 : bad gateway et des pages qui ne correspondent jamais au lien sur lequel tu as cliqué.
A quoi ça sert d’être passés à l’ère du numérique, de faire des campagnes de publicité en expliquant à quel point les démarches sont simplifiées sur le site du gouvernement, si c’est pour derrière laisser tout le monde galérer ? L’agacement commence à te monter comme un vinaigre mal affûté.
Tu as fini par décrocher ton téléphone et les appeler. Qu’on aille pas te reprocher de pas faire tes démarches dans les temps. Si tu appelles, ils verront qu’au moins, tu essaies. Sauf que malgré la voix paisible qui t’indique tes différentes options, malgré la petite musique de Vivaldi qui semble vouloir te calmer, tu fulmines complètement, Nova. Alors que tu as renseigné ton numéro client, ton code postal de résidence et tout le toutim, une voix robotique vient de t’annoncer qu’il fallait passer par les démarches en ligne et de te raccrocher au nez.
Tu étouffes un juron.

Quelqu’un frappe à la porte.

Comme une furie en robe de chambre, tu franchis la distance quit e sépare de l’entrée en quelques enjambées à peine pour ouvrir violemment le battant.
« Bonjour. » tu fais, sur un ton agressif, en découvrant que face à toi se tient une jeune femme que tu ne connais pas.
Tu clignes des yeux quelques secondes, déstabilisée. Tu t’attendais à trouver Ambrose qui avait oublié ses clefs, ou bien Scarlett qui avait fait trop de tartes aux pommes. Alors, tu aurais pu les inviter à entrer, s’asseoir sur le canapé et t’énerver avec eux sur les institutions de l’Arizona et que c’est un comble, tout de même, que tout soit aussi compliqué.
Sauf que ce n’est ni l’une ni l’autre. Tu plisses les yeux pour tâcher de comprendre.
Elle dit une ancienne collègue, mais toi, ce que tu entends, c’est une ex. Et il t’a pas parlé d’une ex aussi jeune. Alors soit elle ment, soit il ment. Dans les deux cas, tu vas avoir quelqu’un sur qui exorciser ta colère et ça te semble tout aussi bien.
« D’accord. » que tu fais en croisant les bras, le menton haut malgré ta tenue matinale.
Scarlett Herondale. Tu penses que, si elle avait voulu t’irriter en deux phrases, elle aurait pas pu mieux les choisir. Bouillonnante, tu prends une longue inspiration pour tâcher de ne pas exploser au visage de cette inconnue. Le moins que tu puisses faire est de rester polie, cordiale, le temps bref que durera l’échange.
« Oui, c’est ma sœur. Elle habite à l’étage du dessous. » fais-tu en désignant de l’index le plancher qui vous sépare. Puis, avec un sourire faussement désolée, tu ajoutes « Mais je crois qu’elle n’est pas là aujourd’hui, il faudra repasser une autre fois. Bonne journée ? »

Et, sans autre forme de procès, tu vas pour lui claquer la porte au nez.

L’inconnue bloque la porte avec sa main, et tu t’étonnes qu’une si petite meuf ait autant de force dans le bras. Par l’entrebâillement abimé, tu vois encore son visage renfrogné, sa détermination, sa manière de parler d’Ambrose en disant ton mec comme s’il t’appartenait vraiment -alors que tu peux qu’espérer.
Pour qui est-ce qu’elle se prend, celle-là ? A croire qu’on ne lui a pas appris la politesse, que ça ne se fait pas de venir chez les gens pour leur balancer au visage toutes leurs plus grandes peurs incarnées. C’est de pire en pire, tandis qu’elle s’aventure dans l’entrée, et tu envisages de la foutre dehors mais t’es pas bien sûre de gagner.
Tu sors ton téléphone, commence à pianoter le numéro du commissariat tout en répliquant à la brune.
« Écoutez, je n’ai rien contre vous. Mais ça ne se fait pas de rentrer chez les gens comme ça. Ça suffit, j’appelle les autorités. »
Tu portes l’appareil à ton oreille, attendant que, de l’autre côté des tonalités en La4, quelqu’un prenne la peine de décrocher. En attendant, la folle erre dans l’appartement, perdue, se tenant le crâne des deux mains. Sans doute que cette fille est dérangée, y a que ça comme explication : elle a vu les noms d’Ambrose & Scarlett sur la sonnette et elle s’est dit que c’était le bon moment pour venir emmerder tout le monde.
Bras croisés sur ta poitrine, tu attends que la police décroche.

Quand soudain, elle parle de la voix.

« Commissariat de Phoenix, je vous écoute ? »
La voix. Les voix. Les voix qui ont rendu folle ta mère. Les voix qui t’ont appelée, toi, alors que tu errais sans but. Les voix qui peuplent ton crâne depuis, celui de ta sœur, celui de tes sœurs. Celles qui font que t’es jamais toute seule, jamais vraiment.
Tu restes une petite seconde bouche bée, à encaisser ce qu’elle vient de dire.
« Excusez moi, j’ai fait un faux numéro. » tu souffles dans ton téléphone avant de t’approcher de ton hôtesse.
Elle n’a peut-être pas beaucoup de tact mais, ces voix, tu sais ce qu’elles veulent dire : ta visiteuse impromptue est une gorgone en devenir. La Toile a atteint son encéphale et lui murmure de vous rejoindre ; incapable d’en tirer du sens, elle tourne en rond dans ton entrée comme un lion doucement pris au piège.
Quel genre de personne serais-tu si tu ne l’accueillais pas, alors, elle qui est destinée à être une de tes innombrables sœurs ?

Des mains, tu attrapes ses poignets, l’invite à s’arrêter, à ralentir, à te regarder.
« Excuse-moi. » tu dis d’une voix blanche. « Je m’appelle Nova-Blue Herondale. Je ne sais pas comment tu connais Scarlett, mais c’est ma sœur. Ma petite sœur. »
Difficile de contenir ta fierté à ces mots ; le fait qu’on arrive jusqu’à toi simplement par ce nom de famille te donne envie de bomber le torse. Seulement, ce n’est pas le propos. S aurait dû aider cette fille et c’est chez toi qu’elle atterrit. Peut-être que tu sauras la guider, que vous saurez la guider, à deux, comme si ça pouvait réparer toutes les tensions des derniers mois.
« On va aller s’asseoir, d’accord ? On s’assied, je nous sers à boire, et tu vas me raconter, pour la voix. Les voix. Ok ? »
Tu réprimes les questions qui te collent aux dents. Faut prendre le temps : c’est difficile, ce genre de réalisations. Va falloir que tu fasses doucement, avec patience et bienveillance : deux trucs pour lesquels t’es pas forte. Mais le jeu en vaut la chandelle.
Car s’il y a une chose dont t’es fière, c’est bien ta nature de gorgone.

« Vous vous ressemblez pas beaucoup pour des sœurs. »
Tes narines se dilatent dans un sourire crispé, tandis que tu te retiens de lui indiquer la sortie de nouveau. C’est quoi les manières de cette fille ? Tu l’accueilles, tu essaies d’être sympa, et il faut qu’elle tape là où ça fait mal, précisément dans ce qui t’oppose à celle qui compte le plus pour toi. Elle s’essuie les pieds sur ton paillasson, envahit ton univers pour piétiner ta tranquilité, le tout sans même préciser son prénom.
Respire, Nova-Blue.
Le calme revient tandis que tu t’installes en face d’elle avec deux verres d’eau. Tu descends le tien d’une traite, bien consciente que rien ne te prépare à guider une âme quelle qu’elle soit sur le chemin de votre sororité. Le nez perdu contre la surface du verre, tu la fixes, attendant qu’elle parle. C’est son histoire qu’elle vient livrer, pas la tienne.
« Scarlett m'a sorti du pétrin, j'avais fait une connerie...un truc bien débile et elle a tout arrangé. Mais après ça, je me suis mise à entendre...ces voix. Je me suis laissé guidé et j'ai fini devant ta porte. Je crois que je sais ce que ça veut dire, je n'ai jamais osé le dire à haute voix. » Boule dans la gorge, tu ne peux pas t’empêcher de songer à ta mère. L’inconnue a la chance de savoir ce que ça veut dire, tandis que Ruby dort sous terre parce que personne n’a pris la peine de lui dire qu’elle n’était pas folle. « Est-ce que je suis une...enfin...tu vois ce que je veux dire ? »
« Gorgone ? » tu complètes, presque instinctivement. Tout dans son attitude traduit le malaise, un truc poisseux qui colle au cœur et dont elle semble se dépétrer avec autant de gêne que de hargne. Ta voix devient douce tandis que tu reposes, à ton tour, ton verre sur la petite table basse. « Ce n’est pas un gros mot, tu sais. »

Tu aimerais avoir les mots, trouver le chemin vers cette femme qui échoue sur ton canapé, perdue dans ses propres questions auxquelles tu ne peux apporter que des réponses à demi-fausses et des vérités qui n’en sont pas vraiment. Mais t’as jamais été douée pour ça. Les mots, c’est compliqué, et t’as tellement peur de mal faire et de l’effrayer à jamais que ça te semble encore plus grave. T’es pas la bonne personne pour ça ; t’es persuadée que Scarlett aurait fait mieux.
Mais elle devra se contenter de toi.
« La réponse est : non. Tu n’es pas une gorgone. Mais je crois que tu te poses la mauvaise question. » Les doigts noués sur tes genoux à se tordre dans tous les sens, tu poursuis. « Ce n’est pas parce que tu entends des voix que tu deviens, automatiquement, une gorgone. C’est pas aussi simple que ça. Par contre, les voix peuvent être le signe que tu es appelée à nous rejoindre. »
Si tu pouvais soutenir son regard, tu el ferais, mais les détails de ta table basse semble parfaitement fascinants.
« Ma mère aussi les entendait. Mais … à l’époque, on savait pas. On connaissait pas tout ça. Alors tout le monde l’a crue folle. » Le décolleté de ton t-shirt t’étrangle et tu regrettes que ton verre soit vide. « Mais ma mère n’était pas folle. » Tu redresses les yeux pour plonger ton regard dans celui de la visiteuse. « Et toi non plus. »