tu me cherches mais je suis plus là ah ah ❁ jorée

TW : relation toxique ++, gaslight intériorisé, mention de sexualité et de drogue (joint)

Ça fait encore vaguement mal quelque part, mais c’est toujours mieux que les premières fois.
Le drap pudiquement remonté sur ta poitrine, tu l’as regardé tendre le bras pour choper le joint à moitié fumé sur la table de nuit. Les muscles de son dos ont joué sous sa peau à la lumière des ampoules crades, et t’as pas pu t’empêcher de te dire que t’avais de la chance qu’il existe. Il pose le filtre contre tes lèvres et tu le prends entre deux doigts tandis qu’il fait crépiter le briquet. Y a quelque chose d’impérieux dans la manière dont il ordonne les évènements : il te demande de venir, tu viens, il te demande de te déshabiller, tu te déshabilles, il pose pas de questions pendant que vous faites l’amour mais tout se déroule comme il veut. Il est empereur d’un territoire qui s’étend du faîte de ton crâne jusqu’à la plante de tes chaussures. Ton roi, qui ordonne et qui juge.
Joah.
Toi, tu ne protestes jamais, trop consciente que ce qu’il te donne pourrait très bien t’être repris. Il t’aime, il te l’a dit, mais tu vis dans la crainte qu’un jour il arrête simplement de t’aimer. Terrifiée qu’il se réveille et qu’il réalise ce qui se passe : tu n’es qu’une gamine qui sait à peine lire, à peine compter sur ses dix doigts. La seule chose que tu sais faire, c’est t’occuper de ta famille. Et lui … lui, c’est le soleil de printemps, c’est le seul joyau qui brille assez pour que son rayonnement traverse la crasse de cette ville pourrie.
Tu tires sur le joint en souriant.
Quand vous serez grands, vous vous barrerez d’ici. Vous irez ailleurs et tu laisseras derrière toi tout ce qui fait de toi une enfant. Mais tout ça, c’est pas pour tout de suite.

Tout de suite, tu te recroquevilles un peu plus lorsqu’il passe possessivement un bras autour de tes épaules. Tu fixes la bosse que forment tes pieds sous le drap, et la taille de ses pieds à lui qui pointent vers l’extérieur du lit.
Après que vous ayez fait l’amour, il a souvent l’air de regretter, d’avoir envie de partir, comme s’il était dégoûté de te toucher. Mais quand tu lui en parles, il te répond que non, que t’es parano, que jamais il a ne serait-ce que pensé ça … que si tu lui fais pas confiance, ça vaut peut-être le coup de prendre vos distances.
S’il y a bien un truc que tu refuses, c’est de prendre des distances avec lui. Il est la seule personne qui te voit vraiment comme une adulte, le seul qui te fait assez confiance pour te confier tous ses secrets. Rien ne te terrorise plus que l’idée de le perdre, et que tout ça soit terminé. Alors tu grattes la moindre garantie, le plus petit bout d’assurance que ça va pas se casser la gueule comme tout le reste de ta vie. T’as besoin de lui, tu le sais et il te le rappelle quand t’as le malheur de l’oublier.
T’as besoin de lui parce que s’il te laisse t’es plus rien, plus personne, rien qu’une sale morveuse qui traine dans les rues de Detroit.

Il fait pas très chaud dans sa piaule alors tu replies tes jambes pour te pelotonner contre lui. Du bout des doigts de ta main gauche, tu viens agripper tes orteils. Tes yeux détaillent tes cuticules dévastées, et tu murmures un.
« C’était bien ? »
C’est déjà arrivé qu’il te dise que non. Difficile de t’empêcher d’avoir ce plaisir masochiste : est-ce-que t’as mal fait aujourd’hui ? est-ce-que tu vaux encore quelque chose, à l’émeraude de ses yeux d’empereur ? Combien de temps ça te prendra avant d’être totalement certaine qu’il te laissera pas de côté ?
Combien de secondes à danser en funambule de votre histoire avant qu’il te dise que, en fait, oui c’était bien mais c’était rien.

Dans un autre univers, vous seriez heureux. Tu crèverais pas la misère, il règnerait sur autre chose que sur ces ruelles de poussière. Ça ferait une angoisse de moins à ajouter à la longue liste des raisons pour lesquelles il pourrait te quitter : t’es persuadée qu’il t’aimerait mieux si t’étais pas toujours trop maigre, avec des vêtements rapiécés que t’essaies de bien entretenir mais auxquels tu renonces souvent pour recoudre ceux de tes frères et sœurs. T’aurais le menton haut, les yeux rieurs, et un peu plus de rembourrage pour séparer ta peau de tes côtes. Alors, il pourrait placer sur le haut de ton crâne la couronne de tout son amour, celle qu’il balbutie quelquefois par des mots jamais trop sincères.
De mieux en mieux. Dans ta tête, tu traces des courbes de progression, des marges d’erreur, tout plein de calculs que t’es pas capable de mener à bout. Le seul qui peut vraiment compter, c’est lui, et ce 1 + 1 = tout que t’aimerais mener dans ses bras. T’as un peu mal entre les cuisses, aujourd’hui, mais t’as rien osé lui dire pendant qu’il te faisait mal juste pour entendre ce de mieux en mieux qui te suffira pour être heureuse pendant environ une semaine.
T’es famélique d’amour, Borée. La moindre miette te nourrit pendant des mois, la moindre particule moisie te tient au corps sans te rendre compte qu’elle est en train de t’intoxiquer. Si Joah te souriait une fois par jour, t’aurait certainement jamais besoin de manger, des ailes pousseraient dans ta poitrine pour t’épargner d’avoir besoin d’autre chose que de son estime.

Tandis que tu le regardes tirer sur le filtre avec classe, tu peux pas empêcher tes yeux de passer par quarante nuances : lynx, chat, tortue, caméléon. Les glitchs te tordent le crâne de l’intérieur mais tu t’arrêtes pas de le fixer.
Les cours. Tu fronces les sourcils. Tu pensais lui avoir expliqué que c’était pas juste temporaire, qu’il y avait besoin de toi ailleurs et que t’allais pas sacrifier le peu d’équilibre établi dans cette famille que tu protèges pour un petit peu d’éducation. Peut-être que t’as rêvé la scène ? Tu passes tellement de temps à vous idéaliser que t’es jamais vraiment certaine qu’il t’a vraiment donné l’amour quand il a embrassé ton ventre. Votre histoire s’emmêle avec tes fantasmes d’ado biberonnée à la love culture, aux hormones de la puberté et aux histoires de Jane Austen.
« J’ai pas prévu d’y retourner. » tu fais en détournant le regard. « Ils ont trop besoin de moi. Euros, Notos. Même Zephyr, même s’il fait semblant que non. »
Persuadée d’être le ciment qui maintient sa famille ensemble en l’empêchant de s’effondrer, t’en viens même parfois à te demander si ce serait pas mieux que tout s’écroule. Qu’Ophion se retrouve à des années-lumière. Vous auriez une maison gigantesque, à quatre étages, un par adelphe ; tu partagerais le tien avec Joah s’il accepte de vous suivre. Et même si il accepte pas, tu partageras chacun de tes pas avec le fantôme de l’homme parfait que tu projettes sur les zones d’ombre de son masque.
« Il est fatigué, Jo’. Tu penses que tu pourrais lui lâcher un peu la bride ? »