stay acting brave but i'm too faint of heart ❋ caliban & erin

Les jours passent et, avec eux, nos réserves s’amenuisent.
Depuis la destruction de la Rose Noire, nous les voyons arriver par paquets de dix, ces nouveaux résistants. Des gamins sans domicile fixe, la peau du visage roussie par les flammes qui ont consumé leur foyer. Des infirmeries ont été érigées par des sorciers et des zouwus au sein du Lightstorm Plaza, et on les envoie à la pelle.
Malgré toutes les ressources que sont parvenus à nous allouer la famille Riverwood, malgré toute notre détermination et nos certitudes d’agir comme il le faudrait, nos forces s’épuisent. Nous nous épuisons.
Quand je retrouve Caelan, le soir, serrés à deux sur ce modeste lit de camp qui grince à chaque fois qu’on s’agite, c’est à peine si j’ai le temps de lui faire part de mes doutes. Combien de temps encore allons-nous pouvoir héberger ces âmes égarées, combien de temps avant que le rêve de Stonehenge et Venise ne se transforme en utopie et que nous ne devenions qu’un de ces autres cercles élitistes qui ne peut accueillir tout le monde ? Les plus anciens endossent des responsabilités. Trop de responsabilités. Depuis que j’ai rejoint les rangs, je suis devenu une sorte de symbole pour certains ; ils me regardent comme si j’étais un héros. Je ne suis qu’un guide fatigué.
Les attentes pèsent sur mes épaules avec encore plus de violence que lorsque j’étais au Conseil ; cette fois, c’est une question de vie ou de mort pour la plupart d’entre eux. Sauf que, à mon plus grand regret, je n’ai pas de réponses à donner.

Aujourd’hui, on m’a simplement confié comme tâche d’accueillir une équipe de retour de mission. Récupérer les équipements, orienter les blessés, débriefer avec eux de tout ce qu’ils ont pu observer dans leur mission pour ensuite en référer à Paris.
Ils sont trois à se laisser tomber sur les chaises inconfortables de notre salle de débriefing -je dis salle, mais c’est plus un petit recoin entre un paravent et deux bâches. Maastricht, Dupree & Athènes. Leurs regards sont épuisés et leurs tenues sentent la poussière. Comme moi, comme nous tous, ils ont les nerfs à fleur de peau. Si je n’avais pas des questions spécifiques à leur poser, je leur sourirais avec bienveillance et leur dirais de filer à la douche.
Sauf que la Résistance n’est pas une gigantesque colocation ; elle est une organisation, un groupe de travail, avec des objectifs précis.
Alors mes questions s’amoncèlent et leurs réponses sont de plus en plus brèves. Leurs regards me fuient, moi qui suis pourtant le seul à errer visage découvert. Ils me relatent leurs aventures et je prends consciencieusement note de tout ce qui pourrait être intéressant pour les leaders de la Résistance, les seuls qui ont une réelle visibilité sur nos opérations d’ensemble. La session terminée, je hoche la tête dans un sourire las.
« Merci à tous les trois, vous pouvez rejoindre vos occupations habituelles. »

Deux des membres de l’escouade se lèvent et quittent la pièce sans demander leur reste ; Athènes, quand à elle, traîne un peu, le regard perdu dans le vague. Alors que j’ordonne un peu mes cheveux trop longs, je sens le poids de ses yeux sur moi. Je finis par m’asseoir près d’elle.
J’ai déjà combattu avec Athènes ; elle faisait partie de l’équipe qui nous a permis de prendre le contrôle du Lightstorm Plaza et d’en faire un nouveau bastion. Elle est courageuse. Elle est jeune.
« Est-ce-que tout va bien, Athènes ? Tu voulais rajouter quelque chose au compte-rendu de votre expédition ? »
Ma voix est douce malgré ma fatigue et mon envie de retourner à ma paillasse pour le reste de la journée, le nez enfoui dans l’odeur familière de mon fiancé.

Je ne suis pas un héros.
Je ne suis qu’un guide fatigué.

Les poings serrés à s’en faire blanchir les phalanges, elle tente de cacher son visage. L’impulsion qui me traverse serait celle de m’approcher d’elle. Je m’assieds sur la chaise à côté de la sienne, hésite une petite fraction de seconde à déposer mon bras trop grand autour de ses épaules tremblantes. La fraction de seconde s’éternise, et puis la jeune femme se redresse.
En proie à la fureur de sa propre détresse, Athènes se lève pour s’embraser. Consumée par les flammes d’un mal que je ne connais que trop bien.
Pourquoi ce combat semble perdu d’avance ?
Les doutes et la rage que l’on croise quand on se regarde dans le miroir. L’envie de changer le monde et de constater que ça ne va jamais assez : assez vite, assez loin, assez tout. J’ai connu ces mêmes inquiétudes, ces mêmes colères, ces mêmes déboires il y a de cela de longues années. Mon sourire se teinte de tristesse quand je constate ce que nous donnons comme monde à vivre pour une jeunesse dont le seul repère dans la nuit est un secret à partager.
Avec une délicatesse infinie, je viens poser mes mains sur les épaules de la jeune femme, l’invitant à reprendre une chaise, se rasseoir, éteindre la flamme qui lui donne envie de détruire ce que nous construisons à peine. Face à face, nous restons immobiles de longues minutes, à contempler le silence avant la tempête et partager le noir fétide de cette rage qui nous colle aux dents. Mes mots devront être choisis avec soin, je le sais ; des recrues qui craquent, il y en a eu trop. On ne peut pas vraiment se permettre qu’elle ressorte dans la rue ce soir en tournant le dos en Résistants et révélant notre position à Caïn ou, bien pire, à Kane.
J’étale dans mon regard bleu neige un air qui se veut rassurant, instille dans ma voix épuisée le ton de la réconfortance, et je presse doucement ses épaules.

« Hey, Athènes. Regarde-moi. »
Durant une courte fraction d’éternité, je songe qu’elle va se recroqueviller. Refuser de parler avec l’homme qui a essayé, devant toutes les caméras du pays, d’assassiner la présidente – je ne pourrais pas vraiment l’en blâmer. Je me dis qu’elle va glisser dans sa détresse, sombrer dans de lointains abimes où je ne pourrai pas l’atteindre.
Mais elle finit par me regarder.
« Tu sais ce qu’il y a marqué, là-dedans ? » dis-je en tapotant du bout des doigts le rapport de leur mission que je viens de sténographier. « Il y a marqué que tu as protégé Dupree & Maastricht durant votre mission. Et qu’ils en ont fait de même pour toi. »
Je n’ai plus tous les détails en tête, je finis par m’embrouiller ; mais j’ai la profonde certitude qu’ils ne seraient pas en vie tous les trois s’ils ne s’étaient pas couverts les uns les autres.
« Donc, pour reformuler : y a écrit que trois inconnus, qui ne se connaissent pas vraiment, qui n’ont même pas idée du prénom des autres, ont fait le choix de se faire confiance et de reposer leur vie dans les mains des deux autres. » Je dis, le plus posé possible. « Est-ce-que ça ressemble à une défaite, ça, pour toi ? »
J’ai encore un millier d’arguments dans ma besace, mais elle doit les trouver toute seule. Nous ne gagnerons pas parce que nous sommes plus forts ou plus nombreux ; nous gagnerons parce que nous sommes unis, sous une même bannière colorée, sous un même feu, une même envie de souffler fort dans nos trompettes pour que les murs de Jéricho deviennent ceux des trois petits cochons et que s’envole la conviction que l’on a plus rien à gagner.
Il est pas perdu, ce combat.
Et il ne fait que commencer.