A stain on your heart's reputation ♦ Jasper

Depuis combien de temps nages-tu dans les marasmes incessants, dans les échos pusillanimes de cet endroit désincarné ? Depuis combien de temps flottes-tu dans cet univers qui est vôtre, où tu te sens à la fois libre et parfaitement emprisonné ?
La première fois, tu as cru devenir fou. Pourtant, t’as eu une certaine chance : celle de savoir ce qui t’attendait. Seulement, ça t’a pas mieux préparé. Juste de voir ton frère disparaître et l’autre s’éteindre à petit feu ne t’a pas permis d’appréhender ce qui se passerait, de l’autre côté. Ici, tout n’est qu’idée sans la substance. Chaque pensée s’étire, floue, distante, comme de l’encre de chine dans l’eau. Le temps devient impossible à mesurer ; sans doute que tu pourrais passer des siècles à attendre ici, dans les ténèbres, loin de la douleur magnifique du monde fourmillant des mortels.
Cette fois-ci, tu as une mission.

Avant de sombrer à nouveau, avant que Sapphire ne décide qu’elle était, de toutes les gemmes, la pierre précieuse la plus violente, t’avais passé de longues journées à fixer cette unique photo. Tu savais pas combien de temps tu passerais là-dedans, alors il fallait ancrer chaque détail de ce visage dans ta mémoire. Morrigan avait été formelle ; si tu veux te faire passer pour Jade, il va falloir y mettre les formes.
Des années, des siècles peut-être à contempler les ombres informes et rien de tout ça n’est passé. Ni ta colère envers toi-même, ni ton amour pour Morrigan, ni ta jalousie pour ton frère. C’est le genre de sentiments qui t’étouffent et te broient le cœur, enduisent ta peau d’une substance noire dont tu peux pas te débarrasser. Cette histoire finira forcément mal, et tu te donnes beaucoup de mal pour te retrouver du bon côté quand la conclusion arrivera.
Les murmures te remplissent le crâne. Des humains, des humaines, des frères et sœurs djinns qui les appellent et les comprennent dans le même temps. Dans l’antichambre de leur antimatière, des pactes se créent à chaque instant, rappel cruel de cette condition malheureuse dans laquelle vous êtes tous coincés.
Parfois, un chuchotement s’élève un peu plus fort que tous les autres et t’essaie d’être assez rapide pour l’attraper au vol avant qu’il ne te rie au nez.

Cesar Rockefeller.

Son cri t’appelle comme un phare dans une nappe de smog. Tes précédents humains ne connaissaient rien à l’existence des djinns ; ils t’étaient tombés dessus par hasard, sans le vouloir, simplement parce que la barrière est beaucoup plus fine par endroits. Mais lui, lui … il a l’air de savoir ce qu’il fait. Il veut sa vengeance et, ça, c’est quelque chose que tu peux comprendre.
« Cesar Rockefeller … » tu répètes, et c’est la première fois que t’élèves la voix depuis ce qui te semble être une éternité. « Est-ce-que tu ... tu m’entends ? »
Il détient peut-être la clé du labyrinthe, la carte qui mène à la sortie de cet enfer qui n’en est pas un. Mais pour ça, il faut qu’il démêle ta voix au milieu des murmures des autres, qu’il accepte de se lier par pacte avec ce qu’il découvrira être le pire djinn de la création. Tu te demandes comment Jade a fait, quand il a convaincu Morri. Certainement qu’il avait les bons mots, lui ; il a toujours parlé mieux que toi.
A cette pensée, les ombres s’éclairent et tu te sens plus proche que jamais de revenir dans le monde des vivants.

« Parle moi de ta vengeance, Cesar Rockefeller. »

tw : nudité.

Nous ferons tomber ceux qui se croient au-dessus de nous.
Si t’avais déjà une carcasse, un sourire ornerait tes lèvres. Cesar parle bien, on peut pas le lui retirer. Chevalier de l’ombre dont tu te feras avec plaisir l’écuyer, il sait toucher les cordes sensibles de la harpe de ton cœur brisé. Pour lui, tu voudras bien te faire un instrument de sa vengeance, une arme pointée sur les tiens qui n’ont jamais levé le petit doigt lorsque tu hurlais dans le noir. Pour lui, tu érigeras des empires et tu en feras tomber d’autres ; qu’importe si son ambition est plus grande que ta compétence. De toute façon, as-tu le choix ?
Déjà les commandement des djinns t’ont harponné, tu sens le voile entre vos mondes si fin qu’il pourrait se déchirer d’une simple pression de parole. Il te suffirait de rien, un simple effort de volonté.
Alors un sourire se forme dans l’air, sans visage pour le contenir.
« Je viens à toi, Cesar Rockefeller. J’arrive. »

Ta mémoire travaille ardemment, tâchant de former pour ce corps l’effigie parfaite de ce frère que tu te dois de recopier. Tu te rappelles ses yeux bleus pâles, et voilà qu’ils viennent à flotter juste au-dessus de ton sourire. Ses cheveux bouclés, ses joues blêmes ; elles seront les tiennes, désormais. A mesure que les souvenirs s’accumulent et que tu prends forme, un corps se dessine dans la ruelle comme une silhouette découpée dans un magazine. Le papier glacé se froisse quand apparaissent tes muscles fragiles, ta carrure fondue et ces traits que tu as volés comme tu as pu.
Tu n'es pas Jasper, tu es Jade.
Personne ne reconnaîtra le garçon dans l’ombre du politicien, l’amoureux fou qui s’est perdu dans le regard de Timothy. Personne ne reconnaître la pierre rouge sur laquelle tu écrases tes clopes ; sous tes propres yeux ébahis, tu es devenu quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui relève le menton, qui n’a pas honte de quoi que ce soit. Quelqu’un qui plante ses bille d’azur dans celle, plus sombres, de Cesar avec un aplomb incroyable au vu de sa tenue d’Adam.
On reconnaîtra ce lycéen inattentif et rêveur, celui qui a tenu dans ses bras une écarlate reine de diamants. On reconnaîtra Jade, celui que tu es appelé à être.
Un instant, tu te figes sous le regard de Cesar ; devrais-tu lui mentir aussi ? Devrais-tu te présenter à lui comme étant ton jumeau aîné ? Non, il le saurait, te renverrait, il ferait rouler sur le sol le crâne que tu viens de concevoir. Tu peux te mentir à toi-même ; on ne ment pas à son humain. Ainsi sont les lois de ce monde, les règles qui régissent l’existence des esprits immortels comme toi. Il faut que tu retrouves Morrigan, que tu lui dises que tu es là, qu’enfin votre quête s’accomplit.
Pour l’instant, il n’y a que Cesar et toi, ce regard vaguement malaisant qui se promène sur ta pudeur et que tu choisis d’ignorer.
« Je ne peux pas te promettre la lune ; je suis loin d’en être capable. Mais je peux m’engager à faire ce que tu me demandes au mieux de mes capacités, faire de mon mieux pour écrouler les murs qui t’empêchent de grandir. Je serai ton djinn, Cesar Rockefeller, si tu m’acceptes en tant que tel. Ensemble, nous ferons trembler ceux qui nous croient en-dessous d’eux. »

Nous ferons tomber ceux qui se croient au-dessus de nous.

Convaincu et embrasé par un lyrisme dans lequel tu te reconnais peu, tu tends ta nouvelle main devant toi, cherchant l’encontre de la sienne.
« Je m’appelle Jasper Griffin-Knight, et je serai à toi si tu le veux. »