You shouldn't be anything like me | Solstice

Félix ne rentrera jamais.
Les premiers temps, elle a essayé, Solveig. Elle l’a accueilli de nouveau, respecté son silence et les cernes brunes étalées sous ses yeux d’enfant malheureux. Elle a retiré toutes les couches de douleur au-dessus de sa peau blafarde pour draper celles-ci d’une tendresse qui atteigne ses cicatrices. Elle a caressé en silence le front tout constellé d’angoisses qui s’agitait dans son sommeil, alors que les cruels cauchemars harcelaient l’allemand sans relâche. Elle a tout essayé.
Les cicatrices se sont résorbées avec lenteur, ne laissant que quelques traits fins tracés de blancheur sur un teint laiteux. Mais, plus en profondeur, sous des épaisseurs de détresse, il y a ce myocarde fracturé, cette âme qui fixe dans le vide et cette pièce fermée à double tour que même la lumière de Solveig ne parvient pas à éclairer. Impuissante face à cette douleur, ce traumatisme d’une première guerre sous des yeux un peu trop fragile, la blonde se noie dans l’aide des autres. Si elle n’est pas infirmière pour lui, elle le sera pour tous les autres ; chaque blond deviendra son Felix, chaque brun lui rappelle Altaïr, et à mesure qu’elle recoud les plaies elle ouvre son cœur un peu plus grand. Chaque pansement qu’elle appose aux autres est fait d’un morceau de son être, si bien qu’elle s’échine à guérir en se tuant à petit feu.
Félix ne rentrera jamais, jamais vraiment ; pas plus que Solveig ne le pourra.
La guerre a volé des morceaux d’un bonheur qu’ils tenaient pour acquis et, désormais, comme des fantômes, ils errent dans une Allemagne défaite qui se moque bien de leur amour.

D’un coup d’œil à sa montre, elle presse le pas : il faut qu’elle récupère son amant chez une dame du beau monde, une Brunehild Thurin chez laquelle il paraît trouvé un tout petit peu de réconfort. Loin d’être jalouse, Solveig sourit : si ça peut lui ramener Félix, même à moitié, même juste un peu, alors ça vaut cent fois le coup.
Les cheveux ébouriffés par un vent épais, elle fait irruption dans le salon alors que son amour blessé dévisage le vide devant lui. Sur le fauteuil d’en face, une ravissante jeune femme blonde s’agite et lui tend un sourire éclatant de sincérité. Solveig lui rend un sourire fin, elle aussi, en inclinant une tête humble face aux compliments de son hôtesse.
« Bonjour à vous aussi, madame. Je suis heureuse d’enfin pouvoir vous croiser. »
Les mains nouées autour de l’anse de son sac, elle pense réellement ce qu’elle dit : jamais ils ne se relèveront des épreuves affreuses de la guerre sans un peu de solidarité. Si Brunehild, avec ses yeux assez immenses pour contenir l’éternité-même, est prête à en offrir un peu, Sol ne se trouve pas en position de refuser quoi que ce soit.
« Oh, je … »
Elle s’apprête à refuser, toute à son imposture de femme, à dire que le rôle qu’elle a joué n’était pas si important que cela, lorsque son instinct la poignarde. C’est une vibration toute particulière, une intuition qui détrône tout, qui transforme d’un coup l’inconnu en allié face aux grèves du temps. Une sensation, juste à l’arrière des côtes, un besoin impérieux de s’approcher sans jamais savoir ce qu’on trouvera. Un mot, une seule petite syllabe pour enrober une race entière que Sol se complaît à croiser.
Djinn.
Brunehild Thurin est une djinn et, rien que pour cette simple raison, Solveig incline la tête et accepte de prendre place face à elle dans un siège épais. Par réflexe, sa main vient trouver celle, glacée, de Félix juste à côté d’elle. Son amant est ailleurs, fébrile, les yeux plongés dans un néant d’où elle ne sait pas le tirer. D’ailleurs, il finit par quitter la pièce sans que Solveig ne puisse capter dans son regard ses intentions. Elle s’apprête à ouvrir la bouche, prendre congé, le suivre, mais le ton impérieux de Brunehild ne laisse aucun espace à ces possibilités.
Vous n’êtes pas une infirmière comme une autre. L’a-t-elle senti, elle aussi, la nature douce et immortelle qui les unit à travers temps ? Est-elle plus âgée qu’elle, plus jeune ? Solveig déborde de questions dont ses lèvres demeurent muettes, complètement écrasée qu’elle est par le charisme de son interlocutrice.
« Au même titre que je vous soupçonne de ne pas être une journaliste comme une autre. » ose-t-elle répondre d’une voix timide. « Je ne pense pas, cela étant, que cela fasse de nous des personnes hors du commun. Face aux terribles évènements du conflit que nous avons vécu, je ne suis pas certaine que nos … atouts, dirais-je, puissent faire une différence quelconque. »
Son sourire se fait presque désolé, l’air de dire qu’elle aimerait faire plus mais se sent souvent bien trop faible pour que l’étau puissant du monde ne la broie pas en mille éclats, aussi violemment que si elle n’avait pas l’âme d’une immortelle.

Dans les prunelles de la femme en face d’elle se cachent des récits d’autres temps et, dans un aveu minuscule, Sol tente de questionner ses doutes.
« Cela fait des années que je n’ai pas croisé une semblable ici ; je pensais que tous avaient déserté le pays pour aller trouver d’autres soleils qui voudraient bien les réchauffer. »
La question est à peine voilée derrière les mains blanches de Solveig qui se tordent dans le tissu de ses jupes. Qu’est-ce-que vous faites là, ma sœur ?