The word caves in | César

Tu prends quoi ?
C’est une surprise.

Avachis au fond du bus, Joran jette un coup d’œil curieux par-dessus son épaule, juste à temps pour apercevoir le pouce d’Aura validée une commande Domino’s jambons-ananas. Da fuck. C’était à des années-lumière de ce qu’il s’imaginait pour leur soirée pizza. Devant sa mine horrifiée, Aura explose de rire. Une dizaine de minute plus tard, ils débattent toujours de l’infamie de mettre des fruits sur une pizza contre le bonheur de la découverte en grimpant quatre à quatre des escaliers de secours.

Râle pas Jo’. Aura déverrouille aisément une fenêtre. Après une brève inspection, à l’affût du moindre bruit ou mécanismes, elle s’introduit à pas feutré dans le bâtiment décrépi. Tu as le palais flingué de toute façon. Joran en reste bouche bée, outré par cette fourbe attaque chuchotée par une Aura rayonnante. Bon. Alors. Elle n’a pas vraiment tord. Mais quand même, il a un honneur à défendre. À défaut de pouvoir crier cette trahison, Joran lui adresse un splendide doigt d’honneur, avant d’enjamber l’encadrement et suivant Aura telle une ombre.

Retrouver un colis appartenant à César. La mission est banale. Classique. D’une simplicité enfantine. Aura aurait largement pu s’en charger seule, il n’y en doutait pas : Joran avait terminé son entraînement en avance et s’était contenté de suivre le mouvement. Et puis, c’était plus fun à deux. Il espérait voir la Zouwu à l’œuvre. Pas si secrètement, Joran s’émerveiller de ses changements de formes, toujours hypnotisés par ses transformations animales, même après toutes ces années.

Les jumeaux avancent à traverse le bâtiment abandonné, couloir bordé d’anciens bureaux, inspectant de coup d’œil rapide les pièces. La prochaine porte révèle un deuxième couloir. Joran étouffe un bâillement. Il est immense ce bâtiment. Aura se contente de froncer les sourcils. Vérifie les pièces. Ses pas s’éloignent déjà, muet sur le parquet. Son Oui Chef se perd dans son dos. Ce mettant en mouvement, il inspecte le moindre recoin à la recherche d'une boite, à l'affut de l’habituelle trace de magie imbibant leur trouvaille. César avait vraiment le don pour connaitre l'emplacement d'artefacts magiques. Bon, il n’y a rien du tout ici… Aura ?

Sa question résonne dans le vide. Joran la répète dans un chuchotement. L’inquiétude tinte ses mots à mesure que les recherches demeurent infructueuses. Aura n’est pas là. Aura a disparu. Il fait taire la voix insensée chuchotant le pire. Ce n'est rien. Elle a juste continué son exploration. Un bruit a dû l'attirer plus loin. Tout bêtement. Joran trottine jusqu’à la prochaine poignée et-

Identique. Un couloir identique aux deux autres. Même tags. Même mobiliers. Même détritus disposé avec une précision chirurgicale aux mêmes emplacements. Il déglutit. Un frisson dégringole le long de son dos. Impossible. Tout bonnement impossible. Joran regarde les fenêtres extérieures répéter le même ciel. Toutes. Encore et encore. Où est Aura. L’ambiance est oppressante. Les murs semblent se refermer sur lui tandis qu’il accélère en ligne droite, la panique rendant ses mouvements désordonné, erratiques. Aura. La discrétion s’évapore lorsqu’il hurle le nom de sa sœur, lancé à pleine vitesse dans des couloirs infinis.

Une porte, une énième, s’ouvre à la volée et- l’air quitte ses poumons. Aura. Il s’arrête net, titubant, ses doigts tenant encore la poignée. Aura est là. Leurs yeux se croisent, se verrouillent, luisant d’un soulagement mutuel où se rejoint bien vite la peur. Des figures bougent dans la pièce. La pièce est trop moderne. Aura. Aura ensanglantée, titubante, blessée. Sa précieuse jumelle, battue au centre de cette pièce, seule contre tous. Aura couvertes de plaies, de coupures, de coups. Sa respiration se coince dans sa gorge. Son cœur bat furieusement la mesure contre son cou. Une main se referme sur son biceps. Le reste devient flou. Il crie, un corps traverse la pièce, s’écrasant dans un craquement. Les figures bougent toutes en même temps. Tornade de silhouette. Panique, cri, bruit. Quelqu’un pousse Aura et il rugit de colère. Un autre corps décolle. Clic. Sa peau craquelle d’une fureur prête à plonger des crocs pointus dans ses putai- Une explosion sourde résonne en même temps qu’un corps le percute de plein fouet.

L’odeur d’Aura l’enveloppe et son monde chavire. Joran titube, ses baskets s'emmêlant dans le tapis du salon. Ses oreilles sifflent. Après le chaos, le silence est douloureux. À peine dérangé par leurs respirations affolées. Le tapis, la table basse, les canapés, la télévision du salon. Oh. Il cligne plusieurs fois des yeux. L’appartement. Le soulagement est tel que Joran manque de s’écrouler. Un rire nerveux lui échappe. Ils sont vivants. Ils sont en sécurité. Tout va bien. La chaleur d’Aura contre son torse est d’une telle normalité qu’il pourrait en pleurer. Il resserre doucement ses bras, son nez contre ses cheveux, rassuré. Aura l’agrippe en retour, ses doigts creusant son t-shirt, enfouissant sa tête contre son cou.

Putain, c’était - Le reste de sa phrase s’éteint dans un souffle. Une odeur métallique l’étouffe. Aura ? Inquiet, Joran essaye doucement de l’éloigner sans y parvenir. Elle s’agrippe désespérément à lui malgré ses tentatives. Il s’arrête en apercevant sa propre main. Rouge. Rouge vif. Rouge sang. Tellement de sang. Trop de sang. Ses yeux s’écarquillent d’horreur. Non. Aura grelotte dans un gémissement tout contre lui. Non non non. Elle crie lorsque ses jambes l'abandonnent et qu’il resserre sa prise pour la soutenir. Pardon. Sa vue se floute. Plein de sang. Ses mains collent contre le tissu de son t-shirt poisseux. L’odeur l’étouffe. La terreur retourne ses boyaux. Il l’allonge au sol, délicatement, aussi délicatement que possible. Chaque mouvement provoque des gémissements de douleur retenue, dent serrée, tandis que son visage se tord de douleur. Pardon pardon pardon. Tremblant, il soulève à la hâte le tissu et- Sang. Au creux de son estomac. Un trou. Des bouts de chairs. Du sang partout. Sang sang sang-

CÉSAR !

Hébété, ses doigts tremblants effleurent sa pommette en feu. Dents, langue, gorge ; un goût métallique se repend et Joran déglutit difficilement les conséquences de ses actions. Sous le regard assassin, la honte et la culpabilité l’étouffent tandis que ses épaules se recroquevillent face à la colère explosive de son père.

Qu’est-ce que tu as laissé arriver à ta sœur. Des mots comme des poignards, infiniment plus douloureux que n’importe quel geste. Joran sent la brûlure des larmes au coin de ses yeux. C’est... de ma faute… ? Comment expliquer ce qu’ils viennent de vivre alors qu’il n’en a pas la moindre idée ? Sa bouche s’entrouvre, mais aucun son ne parvient à s’échapper d’une gorge trop serrée et de lèvre chevrotante, pas une excuse, un bruit, rien. Aura baigne dans une mare de sang sur le parquet du salon et les griffes de la culpabilité labourent son âme. C’est de ma faute ? Joran ne peut que regarder César s’accroupir auprès de sa précieuse jumelle les yeux baignés d’espoir parce que César a toujours une solution… Pas vrai ? Joran essaye très fort de ne pas pleurer en se concentrant sur les instructions alors que la panique revient et sang sang tellement de sang et il est pathétique et est-ce qu’Aura va s’en sortir et on doit appeler non quelqu’un n’importe qui maintenant et pitié il faut qu’elle s’en sorte pitié papa pardon et-

MAINTENANT. L’ordre claque et Joran détale. Les battements fous de son cœur résonne si fort qu’il n’entend pas le couinement de ses chaussures sur le parquet ni ses genoux percuter le sol ni le troisième tiroir s’ouvrir à la volé lorsqu’il manque d’arracher la poignée. Armes à feu, documents, passeports. En temps normal, Joran ne se serait jamais permit d’envoyer valdinguer les affaires si minutieusement rangées de son père. Petit poucet macabre, les traces de sang s’étale sur chaque surface et l’oppressante sensation de faire quelque chose de mal, de tout faire mal achève de creuser des marques sur ses joues. Ses doigts saccadés agrippent une petite boite dissimulée dans une cache, le contenu tintant contre les parois lorsque le dragon sort de la pièce en dérapant.

Aura ressemble une poupée de porcelaine, plus blanche encore que les murs de l’appartement, corps livide sur un tapis carmin. Le son ténu de sa respiration est la plus belle des mélodies, symphonie d’espoir, et son frère s’y accroche désespérément. Joran tend la boite encore fermée à César, parfaitement terrifié à l’idée de faire la moindre erreur, sans comprendre comment une pathétique boite va faire quoi que ce soit, sans oser formuler ses doutes. Joran n’a pas à demander. C’est César. César sait. Derrière un souffle haché et une bouille enfantine abîmé, Joran devrait juste se taire.

Tu- ça va l’a guérir ?

Dit moi oui. Pitié. Dit moi qu’elle va s’en sortir. Dit moi que l’on mangera encore plein de pizzas tous les trois. Dit moi que tu vas l’a sauver. Dit moi que tout ira bien papa.