CHIALAH ★ pack your dolls and a sweater

Quatre personnes sont mortes sous ses yeux hier. Ou peut-être bien qu’ils étaient cinq. L’un deux s’est mis à utiliser des pouvoirs étranges et la police a tiré, sans discernement. Une fois la panique passée, le plus violent a sans doute été l’apathie générale. Personne n’avait ne serait-ce que sorti son smartphone pour enregistrer cette exécution sommaire. Washington la libérale, le cœur de la démocratie la plus puissante au monde, le siège de tant de procédures judiciaires qui ont marqué l’Occident, est si terrifiée qu’elle n’est plus choquée. On ne compte plus les cadavres, on souhaite juste ne pas les reconnaître. On murmure quand même, à l’internat, que c’est pour éviter que des images de la fusillade ne circule que le gouverneur aurait coupé le réseau. D’autres disent que c’est Sapphire elle même qui a détruit les antennes et qu’elle se prépare à assaillir la capitale.

Delilah n’arrive ni à avoir la rage de sa coloc qui insulte chaque jour l’armée de porcs impérialistes, ni même la peur de ses surveillants qui l’abreuvent d’histoires atroces sur des femmes décharnées sorties de l’océan pour détruire la liberté du peuple américain. La blonde veut seulement qu’on lui rende son adolescence. Elle voudrait pouvoir s’endormir en cours de maths sans être réveillée par une alarme, jalouser Solal seulement pour sa proximité avec Chiara et pas pour son héroïsme, se faufiler dans des lieux secrets avec une peur qui soit seulement modérée et pas mortelle.

Alors quand Chiara s’excuse de son retard, elle arrive même pas à lui dire qu’elle ne l’avait même pas attendue, qu’elle était restée, presque ahurie, les yeux dans le vide et l’esprit en chute libre. Aucun mot ne sort, juste un énorme sourire de voir son amie noyer son chagrin dans son énergie qui semble à toute épreuve. L’actrice en herbe a cette présence qui emplis toute la blonde d’une joie si intense qu’aucun dragon n’existe plus. Déjà avant la guerre, elle s’était bien rendue compte qu’une journée où elle ne lui parlait pas était souvent dénuée de sourire et qu’une nuit où elle ne pensait pas elle était plus rare que les sourires de sa mère. Une amitié intense, qu’elle se dit.

’Tain, t’es conne

Elle grogne, en rigolant, alors qu’une pluie de Kit-Kat se déverse sur ses cheveux.

Merci meuf, ils ont toujours pas appris à faire cuire des pâtes : c’est tellement mou qu’on dirait de la soupe et y’a souvent une seule boule de viande dans leur soit-disant « bolo » pour toute la table.

S’il y a bien quelque chose que Chiara a appris à Delilah : c’est râler. La jeune fille sage et modèle élevée par Eve sous l’égide des deux ombres blondes et absentes avait laissée la place à une pré-ado rugissante et fulminante juste avant que le lycée ne crée une ado amère et acerbe pour laquelle il n’y avait guère que son amie qui trouve grâce. Il y a quelques mois, sans aucun doute, elle aurait proposé de faire une crasse aux cuistots, quelque chose qui leur apprendrait à mieux respecter des palais en construction d’enfants dont les familles avaient quand même les moyens de leur offrir une telle école. Au sein de la guerre, toutefois, cela paraissait non seulement puéril mais aussi fade. Si seulement c’était la seule chose que la guerre leur avait pris.

Enfin… Je vais plus profiter de leurs étoiles Michelin longtemps. Ma mère veut que je rentre, elle a déjà tout arrangé derrière mon dos avec le proviseur. Je dois rentrer la semaine prochaine à Boston.

Cela avait été dit d’un ton sans affect ni espoir. C’était comme ça : la volonté de la démiurge qui lui avait donnée naissance reprenait son autorité et les mois de licence scandaleuse auprès de la parenthèse Chiara allait disparaître, comme elle de la mémoire de la brune. Essayant de ne pas afficher comme son sourire avait disparu, Delilah prit un Tik-Tak dans la bouche et, laissant la moitié saillir, elle touche à répétition le bout du nez de son amie. Si elle n’a pas le droit d’être une ado libre, elle redeviendra enfant.