I won't pull my punches - Sieq et feu Roman Sem.

Bien que Sieq n’était pas le dernier à hurler, il se réinventait chaque jour pour atteindre de nouveau record de décibel. Tenir la note la plus haute, l’habiller d’un langage fleuri et franc qui faisait appel à toutes les caractéristiques physiques de son interlocuteur pour exprimer ce qu’il pourrait tordre, écraser, perforer, pénétrer sous l’effet de l’énervement. Et les murs au papier peint rose pâle en avait entendu, il était aussi esquinté que le timbre furieux du triton et s’effritait avec dépit, laissant des lamelles s’échouer au sol. Surement que les voisins de Redson était tout aussi contrit que son papier peint des passages remarquables de son invité. L’homme baraqué au sourire crispé et paré d’or était assis sur l’accoudoir de son fauteuil en attendant une éclaircie dans la tempête. Ses lèvres cueillaient son joint et il essayait de se laisser porter par la fumée, sans résultats concluant.

Finalement, d’un coup de pied enragé qui envoya un panier de linge s’écraser plus loin, Edgeston marqua la fin (surement temporaire) des hostilités. Le tatoué passa deux mains dans ses cheveux, comme pour contenir la fatigue nerveuse qui se lisait dans son regard, un souffle profond agitait sa cage thoracique d’un mouvement haché. Les yeux bleutés de Redson suivirent le mouvement circulaire entamé alors que son ami commença à faire les cents pas sur sa moquette comme un prédateur en cage. Avec un mouvement presque fainéant il finit par poser son mégot dans un cendrier sur la table basse. Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’il ne brise le silence de sa voix grave et gutturale.

“-Du coup pour Roman.” Un éclair d’amusement fugace passa dans ses yeux quand il vit l’énervé repartir au quart de tour. Si les enjeux n’étaient pas importants, il s’en amuserait et jouerait à titiller la bête un peu plus longtemps.

“-Je croyais que même un blaireau comme toi pouvait comprendre que si on s’emmerdait à sortir des gamins des rues pour éviter qu’il se fasse buter par des clowns de chasseurs ce n’était pas pour les lâcher dans le bras de ces salopards.”

Ignorant le feu qui ne demandait qu’à être réalimenté il continua. “-Tu vas le chercher ?”

“-Putain non, je vais le laisser se faire trouer et avec un peu de chance en plus ils remonteront la piste pour finir le travail !”

“-Noté, boss”

Il contempla le visage se crisper encore plus si c’était possible. C’était toujours possible, ça avait un côté magique.

“-Espèce de-”

“-Lieu de rendez-vous, si tu peux l’intercepter avant qu’il se mette dans la merde.”

D’une poigne enragée Edgeston attrapa le papier tendu et claqua la porte derrière lui si fort que le mobilier autour trembla dans un bruit tremblotant.



_____



Sieq n’était pas du genre à conduire prudemment. D’habitude. Cependant il atteignait rarement ce niveau d’imprudence au volant alors qu’il rejoignait la 36ème. Il était en colère contre Redson pour ne pas avoir suffisamment surveiller cet imbécile de Roman Sem. Il était furax contre Roman Sem suffisamment stupide pour aller se jeter dans la gueule du loup. Et il était furieux contre lui-même pour ne pas l’avoir vu venir. Arrivé au lieu de rendez-vous, il sorti de son véhicule et essaya de repérer le jeune résistant pour le sortir par la peau du cul de ce coupe gorge.

Au loin il pouvait distinguer la figure d’un homme accompagné de deux autres personnes se déplacer vers un bâtiment à l’allure vétuste. Il tenait dans sa main une mallette tout aussi noir que sa tenue, plus que cliché. Sem. Pas le bon.



“-Fais chier.” Sieq fit rouler ses épaules et souffla. La dernière chose qu’il voulait était lancer une fusillade dans la zone industrielle, ce n’est pas pour autant qu’il voulait être sans défense, alors il attrapa un pistolet qu’il fit glisser à sa ceinture, le recouvrant de sa chemise avec nonchalance. Il traversa la rue en regardant avec un désintérêt feint autour de lui. Un éclat blanc attira son regard entre deux murs de taule et l’homme pressa le pas. Oh, il allait le tuer. Dommage, car Roman avait surement la vie devant lui. Et il était loin d’être bête. Les obsèques seraient peut-être belles. Mais Sieq en doutait, les frérots étaient fauchés comme les blés. Il lui offrirait peut-être une belle boite comme sépulture ; en carton mais décoré d’étoile et d’astres célestes. Un bouquet ? Trop cher, peut-être prendrait-il des pâquerettes sur le bord de la route et il les lancerait sur le papier mate et galactique.

Roman est emmitouflé sous son sweat, vautré sur son lit miteux et grossièrement défait. Ses yeux scrutent les lignes de coordonnées et les images qui défilent sur l'écran de son pc portable. Il n'affiche pas d'expression particulière malgré la teneur des informations qu'il visionne, trop émoussé et pas surpris pour un sou. Sa main vient récupérer une part de pizza froide et une gorgée de soda, en fond sonore un dessin animé - l'un de ceux qu'ils visionnaient ensemble - se fait entendre sur la tv du motel.
Grâce à Seth - il se désole à moitié d'avoir dû lui coller un traqueur - il a pu en apprendre suffisamment sur leur "père" pour le suivre à la trace. Le coup du mouchard était risqué, si son frère le débusque leurs relations risquent de glisser vers l'antagonisme alors qu'elles sont, jusque là, sur le fil d'une ambiguïté un chouia dissonante. Roman aurait pu faire avec cette paix détraquée.

Mais Garnet Sem est un danger qui justifie ce risque. Roman n'a rien dit du fond de sa pensée à son aîné, trop endoctriné, s'est contenté de dispenser des sourires rondouillets et des notes de validation, parce que la validation ça fonctionne sur Seth. Il est pourtant conscient de la nature de ses activités et d'à quel point elles peuvent nuire, mais ce n'est pas en frondant verbalement qu'il pourra y faire quoi que ce soit. Il s'est bien gardé de parler de la Résistance, peut-être par loyauté et assurément par logique.
Roman est presque auto-convaincu qu'il faudrait "juste" évincer Garnet de l'équation, lui et son emprise, pour récupérer Seth. Parce que son aîné est plongé dans une version de la réalité distordue, parce qu'il voit le bien là où son père le lui indique sûrement à cause d'un sacré lot de traumas et de biais d'engagement. D'une volonté de protection décalée qui prend racine dans une enfance défoncée. Peut-être que le résistant ne peut seulement pas s'enlever du crâne que son frère est cool, peut-être qu'il fait de Garnet une explication monocausale pour justifier les crimes de Seth. Mais, honnêtement ? Il n'est pas capable de penser différemment même en étant conscient que son raisonnement a des angles morts. Pas encore. Peut-être jamais si, comme il le considère possible, sa mission s'avère sans retour.
C'est en prévision de ce risque qu'il a laissé une enveloppe confortable à Nikki, à la maison, et qu'il a mis Redson au parfum. Ce bon vieux Sieq n'abandonnera pas le plus jeune des Sem.
Il devrait s'en vouloir de manipuler tout ce beau monde - peut-être qu'il le fait mais ça ne rattrape rien.

C'est armé de son beretta, officieusement nommé "pas d'chance", et de son précieux ordinateur qu'il glisse ses guêtres dans sa voiture ce matin-là. Direction ? Un entrepôt désaffecté qui, semblerait il, sert de point de chute régulier aux magouilles de leur "père". Le fainéant a de lourdes cernes, une constante bonhomie endormie plaquée sur la tronche et même le sinistre boulot qu'il s'est donné n'obscurcit pas cette mine flegmatique.
Pourtant il prend le soin d'ouvrir sa boîte à gants avant de partir, de passer ses yeux sur quelques photos. Des compositions florales signées Nikki, de vieux clichés de leur enfance et même la tronche esquintée de Sieq prise à la volée et engorgée d'un flou peu artistique. Roman soupire peinardement et met le contact.

Il ne lui faut pas longtemps pour arriver sur place. Il est tôt, surtout pour ses standards, il a le temps de s'installer quelques caméras et de poser sa carcasse dans une ruelle disposant d'un bon angle de vue. Son pc dégoupillé à côté de lui, il attend. Puisqu'il n'y a personne à gentiment enquiquiner il ne fera pas mine de somnoler.
Et l'ombre de Garnet arrive au bout d'un moment sur son moniteur. Alors Sem ausculte tous les angles de vue rapportés par sa vidéo-surveillance improvisée et s'apprête à passer à l'action.
Mais il n'a pas le temps de numéroter ses abattis. Une gueule en biais et fissurée de cicatrices, bien connue, rugit dans son champ visuel.
Il est étonné sans l'être - s'il s'attendait à le voir s'impliquer il ne pensait pas qu'il le ferait comme ça. Et surtout pas si tôt. Roman n'a aucune envie de mêler Sieq à ça, pas de cette façon. Est-il prêt, pour autant, à laisser ses résolutions de côté ?
Welp. Il risque de ne pas avoir le choix et de devoir les différer car la gueule burinée lui jette une œillade à faire frémir. Il est définitivement repéré. Et, accessoirement, pas loin d'être mort.

D'un pas nonchalant, mains dans les poches, il s'approche finalement de lui-même et lance un sourire mollasson qui, dans le contexte, peut consciemment apparaître insolent. Une part de lui, profondément encrassée, est touchée si ce n'est désolée de le voir débarquer ici. Ce gars est définitivement quelqu'un de bien. Une main molle sort de son sweat et il attrape, à ses risques et périls, l'avant-bras de son presque-mentor. Heyo. Viens avec moi si tu veux vivre, tout ça. Bazarde t-il d'un air décadencé, pas sérieux le moins du monde et pourtant il ne veut pas le laisser s'exposer à la vue du paternel. Il le relâche dans un mouvement fainéant et s'engouffre plus profondément dans la ruelle en lui faisant signe de le rejoindre. J'sais que ça n'en a pas l'air mais je sais c'que je fais. Inutile de te faire un nouvel ulcère.

Roman avait ce flegme déconnecté, cette espèce de nonchalance involontairement insolente qui le mettait en boule, passant à rebrousse-poil le long de ses nerfs et faisant pulser le sang dans ses tempes. Les doigts du plus jeune était fins et tièdes, presque fantomatiques sur sa peau brûlante, tout comme sa voix qui semblait venir d’une autre dimension : douillette et porteuses de propos totalement hors sol. Il n’adhéra pas à la blague, mais à la décharge du Zouwou, Sieq n’était pas en état d’adhérer à quoique ce soit dans l’immédiat. Il le suivit car c’était le plus prudent, un peu plus loin des embrouilles dans lesquels le garçon voulait s’enfoncer.  



L’homme toisait de sa hauteur le jeune résistant, détaillant son visage pâle et son attitude indolente. Il se retint de le plaquer contre le mur en taule, l’articulation de ses doigts tremblant en l’attente qu’il cède à ces pulsions. Mais il avait deux raisons de ne pas céder. Dans un premier temps, ils n’avaient tous les deux aucun intérêt à déclencher un boucan capable de faire popper un chasseur curieux et son museau de rat pour voir ce qu’il se passait. Dans un deuxième temps... Roman Sem n’était pas net. Ça ce n’était pas nouveau, et Sieq imaginait sans mal que son parcours familial puis clandestin n’avait pas aidé à ramener ses pieds sur terres ; mais Roman volait si haut dans l’espace qu’il était presque impossible à atteindre. Et honnêtement, si ça démangeait Edgeston de lui coller une droite pour lui faire assumer ses décisions d’adulte responsable, il doutait grandement que cela ait une quelconque utilité pédagogique. C’était un type pommé qui croyait vraiment ce qu’il disait. Et peut-être qu’il savait réellement ce qu’il faisait, peut-être qu’il était poussé par un réel besoin d’autodestruction pour espérer les sortir d’une situation aussi dégueulasse qu’inextricable. Cependant la conclusion serait loin de ses attentes. Et s’il n'en avait rien à carrer car il serait mort, c’était à Edgeston de ramasser les pots brisés, et il avait moyennement envie de devoir présenter un corps au Benjamin de la fratrie.  



“Je n’ai même pas envie de te dire de quoi tu as l’air là tout de suite.” Aboya-t-il. En effet, il avait beaucoup de mots à l’esprit et peu étaient tous publics. “Tu n’as même pas idée à quel point tu en es le principal pourvoyeur, ducon.”  



Et malgré tout ça, il l’aimait bien. Vraiment. Plus que comme un protégé dont on se prendrait d’affection ; Roman Sem était réellement un jeune homme qui avait de la conversation quand il ne planait pas totalement au-dessus de la logique et des réflexes de survie ; il avait un regard assez affuté et critique sur le monde, un humour absolument terrible qui malheureusement marchait sur Sieq et des valeurs cachées au premiers abords qui se lisaient sous l’apathie généralisée.  



“Tu n’as visiblement aucune idée de ce que tu fais, ton raisonnement s’est arrêté trois pas après le début de ton plan stupide ! Si tu réussis à lui tirer une balle et que tu survis contre toute attente aux autres chasseurs présent ; que crois-tu qu’il va se passer ? Ces fachos font des raids contre des librairies pour une couverture trop fantaisiste, tu penses qu’ils vont te laisser toi et tes frères tranquilles ? Que ton grand frère va venir te retrouver et que vous allez fuir dans un autre pays tous les trois ? Il y a tellement de chose improbable dans ce scénario que je ne sais pas par quoi commencer. Et tu le sais. Et tu ne comptes pas là-dessus. Non car tu as laissé du putain de fric, pas besoin de nier, je te connais.” Il se pencha un peu plus vers lui, envahissant son espace vital avec brusquerie. “Je suis sûr que ta connerie de plan c’était de lui tirer une balle dans le meilleur des cas et de ne pas revenir à la maison. Oh Redson et moi on aurait pris le relais, comme d’habitude. On sait ce qu’on fait et puis ton p’tit frère n’a pas vraiment besoin de toi. Finalement, tu n’es pas si présent, et même quand tu l’es tu es un peu absent, on va pas se mentir. Et puis avec un peu de chance, ton big brother va revenir de lui-même, enfin libre, et va pouvoir être là pour faire le soutien émotionnel de Nikki. Tous les deux, ils seront heureux, pas besoin de ton ombre dans le tableau.” Quelques secondes passèrent après qu’il eut débité son discours, il se demanda s'il avait été trop brute et finalement conclu que non. Et sans prévenir, il lui mit un coup de tête, son front heurtant celui blême du plus jeune ; pas trop violemment, le but n’était pas de l’assommer, mais assez pour lui laisser un joli bleu.  



“Tu es fini à la pisse quand tu veux Roman Sem. J’vais pas te servir de discours inspirant. Je ne fais pas de la nécromancie, je ne vais pas réussir à ressusciter ta confiance en toi. Mais tu as conscience que ton grand frère ne va peut-être pas revenir ? Que sans lui, Redson et moi on peut veiller sur Nikki mais jamais autant que toi qui habite avec lui. Que le gamin te fait confiance à toi. Tu peux lâcher ton cadet. Tu peux lâcher la résistance. Mais moi je ne vais pas te lâcher, je te préviens. Alors crache. Qu’est-ce que tu es venu faire ?”

Moi je ne vais pas te lâcher, je te préviens. En dépit de tout, hein ? Même avant la Résistance, l'incarnation même de ses combats, de son identité ? Eh, ça c'est clair, il est prévenu. Le coup de boule, il l'encaisse comme il le peut, c'est à dire avec deux pas de recul et un sourire cotonneux qui valdingue à peine. Inutile de lire entre les lignes parce que le message est on ne peut plus beuglé, affiché ; Sieq s'est beaucoup trop attaché. Et, ça, c'est un problème.
Il pensait que c'était avant tout le sens du devoir qui l'animait à son égard mais il sait reconnaître de l'affectif quand ça lui explose à la tronche. Son palpitant engourdi, mollement vascularisé, ne sait pas trop s'il doit laisser faire. Une abnégation comme celle-là, c'est cool, admirable même. Il lui en est reconnaissant de là où il se tient, c'est à dire deux pas à côté de son propre corps. Peut-être aurait-il dû anticiper le jusqu'au-boutisme de celui l'ayant pris sous son aile et ne pas partager avec lui des moments privilégiés, individualisants, au-delà des rôles qu'ils tenaient déjà. Les rôles étaient déjà suffisants pour pousser à agir quelqu'un comme Sieq.

Roman a une estime de lui-même toute relative mais il ne saute pas à pieds joints dans la conclusion auto-dépréciative, les mots du vétéran ne lui servent pas de biais de confirmation, il comprend bien que son quasi-mentor lui crache au visage le fond de sa propre pensée histoire de bien lui montrer qu'il y voit clair. Avouons que le fainéant est démasqué sur presque toute la ligne, il n'a pas cherché à tisser du mystère. C'est sans provocation mais avec une profonde nonchalance qu'il hausse les épaules après s'être mollement frotté le front.
Sieq est toujours en révolte contre une injustice ou une autre mais il est rarement aussi loquace. Roman le laisse formuler ses conclusions brutasses sans rien nier, amoindrir, amortir. Tu me connais plutôt bien, ouais. Marmonne t-il comme si de rien n'était, comme si rien de spécial n'était en train de se passer. Comme on concèderait une broutille ou une évidence. Je ne comptais pas le plomber tout de suite. Ajoute t-il pour temporiser sans trop y croire, toujours atone, le regard vide mais le sourire au beau fixe. Je comptais le pister jusqu'à sa planque et m'infiltrer dans son système avant. Histoire de refourguer à la Résistance quelques infos. D'ailleurs j'en ai déjà une petite pelletée sous le coude... Il lève ledit coude, sachant pertinemment qu'il n'y a rien de drôle là-dedans. Il y a, dans le fond, une petite volonté de se rendre horripilant afin de pousser l'autre homme vers la conclusion qu'il ne vaut pas le coup. Pour prétendre qu'il ne ressent lui-même rien de spécial, même en recevant une telle inquiétude de la part du vétéran. Je suis pas exactement un chic type, buddy. Il le précise de sa voix ronde. Je savais que vous prendriez soin de Nikki. J'avais juste pas anticipé que Redson vendrait la mèche aussi vite, c'est ballot. C'est plat. Une part de lui aimerait remercier Sieq, au contraire, mais cela ne ferait que nourrir le fond du problème. T'es trop précieux pour la Résistance pour tout claquer à ma première idée tordue, pal. T'es pas censé faire ça. Ses yeux, qui jusque là traînassaient par ci, par là, montent tout à coup avec sérieux dans ceux de son interlocuteur. J'comprends pas pourquoi tu t'acharnes mais je te demande d'arrêter. C'est tellement ingrat, presque mécanique.

On ne pouvait pas dire de Sieq qu’il était un homme qui gardait son calme. Le nombre de personne qui lui avait mis les boules étaient innombrables mais Roman Sem, lui, était hors de compétition. Avec son air flegmatique et ses réponses évasives, le maigrichon attrapait ses bourses et les broyaient avec une minutie que le résistant n’avait jamais connue auparavant. Un véritable orfèvre de l’émasculation à visée non pédagogique.

Et peut-être qu’avec un peu d’honnêteté, Sieq pouvait reconnaître que c’était son propre manque de reparti qui faisait le plus monter sa tension. Le plus jeune était un expert pour le désarmer et le laisser démunie face à ses sorties de pistes mollassonnes et sa léthargie mortifère. Edgeston leva un index tremblant devant le museau blême de Roman en ouvrant la bouche, mais il ne savait que dire face à ce flot de parole révoltante qui lui donnait envie de bondir, de rugir, d’agir.

Je te demande d’arrêter. Ce genre de connerie, ça lui hérissait le poil mais avait l’avantage de lui rendre la parole. « Tu veux jouer à ça ? » Voix basse, gorge raclant les sons qui sortaient en grondement tempéré par l’impératif de la discrétion. Non Roman n’était pas ce qu’il appelait un chic type et en admettant qu’il puisse considérer quiconque comme tel, Sem ne rentrait pas dans cette catégorie. Ça ne voulait pas pour autant dire qu’il était un sale type. Il avait ses raisons d’agir, elles n’étaient pas forcément destinées à nourrir une grandeur d’âme faite de valeurs universalistes. Edgeston ne pensait pas non plus que le plus jeune en était dénué, juste qu’il n’avait pas ce moteur altruiste poussant ses actes de bravoures. Sieq ne le lui demandait pas. Il n’était lui non plus pas un chic type, pas un héros et à creuser, il n’en connaissait pas une pelleté.
« C’est un plan absolument à chier. De ce que je sais de ton padre, ce n’est pas le genre à laisser ses informations à disposition et même avec tes petits doigts magiques, il faudrait encore que tu atteignes son point de chute sans mourir. Qu’il ne soit pas trop fréquenté pour éviter que des civils viennent interférer. Et encore, crever c’est avec un peu de chance, si jamais il te met la main dessus il va… » Il s’arrêta et avec un soupire, il passa une main sur sa face en posant ses mains décorées de bijoux sur ses hanches. De ce qu’il savait de Garnet Sem, c’est qu’il était un jusqu’au boutiste de sa cause, loin du massacre sans but de certains collègues c’était tout une vision du monde suprémaciste à laquelle il aspirait ; un monde où la vie de ceux comme lui et Roman serait purement utilitariste. Des outils de labeur, des objets aux multiples utilités, des solutions médicales jetables pour une humanité toujours plus terrifiée par la mort. Sa réputation n’était pas douce, surement à raison.

En regardant sa bouille pâle, son air absent Sieq se senti soudain prit d’une grande lassitude.

« Tu sais ce qui est précieux ? La vie. Tu comprendras plus tard. En tout cas, pas plus toi que moi, Sem. Maintenant si tu veux je t’aide, il va falloir me donner un vrai plan. Car honnêtement, je ne vais pas nous faire plomber pour peanuts.»

Il le laisse palabrer, démonter ce qui lui sert de plan, cela dit le vétéran ne lui apprend rien. Roman sait pertinemment à quels risques il s'expose et est loin de pouvoir être touché par une quelconque prise de conscience salvatrice. Il est trop dépersonnalisé, détaché de son corps et de sa vie.

Est-ce qu'il pensait vraiment lui faire lâcher l'affaire ? Nope. Est-ce que ça valait le coup d'essayer ? Pas plus. Sem n'est donc pas surpris de l'entendre lui proposer son aide en bout de course, il ferme les paupières avec une fausse sérénité et sourit toujours de façon rondouillette. Sieq ne lâchera rien et c'est dans son code source. Ce qui fait peut-être d'eux des opposés polaires et qui n'est, au fond, pas sans lui faire un quelque chose d'indistinct. J'pourrais aussi bien me changer en piaf et te fausser compagnie. Qu'il babille sans rouvrir les yeux ni qu'il y ait un risque de mise à exécution. Il ouvre un œil, fifrelin, avant de se matelasser dans son sweat et d'y enfouir les mains pour bien signaler qu'il ne compte aller nulle part. Mais flemme de laisser mon pc derrière. Et si tu me payais un frappé, puisqu'on en est là ? Dit-il de sa voix qui abuse flegmatiquement. Il prétend être trop fainéant pour conserver son cap et rendre les armes à la première opposition stratégico-philosophique. La vérité c'est qu'il est conscient que l'opiniâtreté ne les mènerait nulle part - le vétéran l'a dans son viseur et s'impliquerait quoi qu'il dise ou fasse. Débattre ne l'a jamais intéressé, il laisse couler les arguments, il ne conteste pas la valeur d'une vie en son for intérieur mais la sienne est un cran à côté de ses préoccupations et le dire de vive voix, il le sait, ne ferait que mettre une pièce supplémentaire dans la machine et pousser un peu plus Sieq au bout de sa vie.
La vérité, oui, c'est qu'il veut éviter un raffut qui le grillerait ; il compte bien réitérer sa bravade une fois que l'attention de son quasi-mentor sera focalisée sur autre chose de prenant, laisser suffisamment de temps pour engourdir les suspicions.
Tu devrais vraiment te concentrer sur celleux qui te le rendront. Bazarde t-il en s'étirant, ça n'attend pas de réponse, d'ailleurs il tourne les talons et commence à ranger son matériel en sifflotant le génétique du dessin animé qu'il zieutait plus tôt. Une fois les appareils dans leur écrin, Sem glisse la poignée de la mallette sur son avant-bras et épingle tranquillement le regard du plus âgé. Alors tu m'invites ? Cette ruelle, c'est cringe pour parler de mes daddy issues. Il ne compte pas vraiment se dévoiler, non pas par manque de confiance mais parce qu'il ne sait pas parler de lui-même sérieusement. Il ne promet rien non plus, parce qu'il déteste faire des promesses.

Roman était beaucoup plus pertinent qu’il ne le laissait penser avec ses airs indolents et souvent à côté de la plaque. Sieq en avait conscience, voyait à travers son regard qu’il avait beaucoup plus à dire que ce qui passait la barrière de ses lèvres, parfois même beaucoup plus à dire que les mugissements mécontents du plus âgé. Qu’il aurait la capacité de lui faire fermer sa gueule, qu’il le laissait parler pour une raison qu’Edgeston n’arrivait pas à identifier, alors même qu’il avait les cartes pour clore la partie et le forcer à se coucher. Sieq pouvait l’oublier temporairement, investit de son rôle de mentor auto-proclamé, détenteur de l’autorité et de la sagesse du vétéran. Et quand ça arrivait, d’une simple phrase Roman Sem le laissait con. Il n'y avait pas d’autre façon de le dire. Comme dans le cas présent où il évoquait la possibilité de lui fausser compagnie avec un air serein, faisant bien comprendre au triton que s’il était encore là, à papoter avec lui, c’était car il y consentait et qu’il aurait pu lui fausser compagnie depuis bien longtemps. L’explication de l’ordinateur avait beau être plus claqué au sol qu’un œuf tombé du seizième étage sur le trottoir, elle était aussi lancinante et amicale. Comme une main tendue pour ne pas trop heurter et aussi une trêve pour ne pas lancer un débat inutile sur l’inconscience de s’enfuir de la sorte pour aller se faire tuer.

Avec dépit, Sieq la saisie. C’était un cessez le feu, l’incendie brûlant dans le for intérieur du plus âgé se réduisant jusqu’à n’être qu’un crépitement de fond, mais pas une déclaration de paix. Car Edgeston était loin d’être naïf et il savait qu’il aurait à resserrer la brise autour du canasson mollasson pour l’empêcher de se jeter dans la gueule du loup. Jusqu’à ce que le problème de Garnet Sem trouve une issue, quelle qu’elle soit.  

Cet homme était évidemment un problème, et si Sieq n’avait pas eu l’honneur de le rencontrer, il avait une triste réputation entourant son rôle dans la guerre et plus largement dans les activités des chasseurs. Et Edgeston n’avait aucune envie que le corps de Roman finisse mutiler sur une table chirurgicale pour les aspirations d’un homme cherchant à comprendre leur nature pour la retourner contre eux. En admettant que le jeune ait la chance de mourir avant de servir de cobaye.  

“Un frappé ? T’es vraiment un fucking citadin toi. J'imagine que y a jamais de mauvais moment pour parler des ses Daddy's issues. Après c'est pas moi qui vais être concerné par ces soucis. Et me sors pas tes saloperies comme "celleux qui me le rendront". J'ai pas des relations pour qu'on me restaure mon égo fragile.” Il l’attrapa faussement par le col, ne tirant pas vraiment mais lui imposant quand même sa poigne pour simuler sa fureur. Après un regard prudent dans la rue maintenant déserte, Sieq avança vers la voiture du résistant. C’était elle qu’il fallait virer en premier, trop compromettante. Il ne s’empêcha pas un regard critique à travers la vitre, observant l’habitacle avec une moue, mais il ne fit aucun commentaire.  



“Je te passe une adresse, tu vas prendre ta voiture et moi la mienne. Si je vois un clignotant au mauvais tournant, une accélération non nécessaire ou un écart, je te fous dans le fossé. Je ne déconne pas. Je déconne pas Roman.” Un bras appuyé sur le toit de l’automobile, il le regardait dans les yeux, cherchant à lui faire parvenir toute son obstination. Il avait cette terrible envie de lui ébouriffer les cheveux, mais c’était loin d’être le moment. Peut-être quand le cadet aurait abandonné ses envies suicidaires et son besoin de régler ce qui n’allait pas dans sa famille avec comme monnaie d’échange sa vie. “Il faudra vérifier que rien ne traîne ici, mais j’enverrais Redson plus tard, quand il n’y aura plus de risque. Tu sais qu’on va devoir en parler ? Et qu’on va devoir trouver une solution ensemble ? Même si ça hérisse ton côté loup solitaire flegmatique.”

Il couve le plus grand d'un sourire douillet, entendu, Roman aime bien le personnage. Il ne doute pas du fait qu'il le mettrait dans le fossé à la première incartade venue et hausse les épaules en soulevant ses mains toujours dans son sweat, histoire de signifier sa pleine connaissance des "risques".
Il ne compte pas les prendre aujourd'hui, ce serait improductif avec le plus vieux à ses basques.
Le fainéant récupère les coordonnées du commerce choisi par Sieq, sort à peine le bout de son portable pour pianoter l'itinéraire. Il ne dit pas un mot pendant un moment, se laissant faire par l'inertie. Il se fait border par la voix qui le daronne sans jaqueter plus que de nécessaire.

Sem n'a pas l'habitude d'initier les contacts physiques, même avec son jeune frère, pourtant après avoir écouté, consciencieusement sous sa bonhommie mollassonne, il envoie ses doigts pales tirer la manche du vétéran et ses yeux clairs appuient leur focalisation pour saisir ceux de son quasi-mentor. C'est sûrement la première fois qu'il le touche. C'est pas une question d'égo. Tu peux pas sauver tout le monde, Sieq, j'veux que tu puisses vivre avec ça. Il a bien remarqué les précautions du plus âgé, le fait de retirer sa voiture en premier, ses regards incessants vers l'arrière. Surtout, tu peux pas sauver quelqu'un qui ne veut pas l'être. Il détache sa prise, qui n'aura duré qu'un instant, rengaine sa main avant d'entrer dans l'habitacle de sa caisse - sûrement pour fuir un débat philosophico-affectif et signifier que sa logique met un point final, qu'il se considère lui-même comme une cause perdue.

D'un air flegmatique il mouline pour ouvrir la vitre passager et se courbe pour lui bazarder encore quelques mots, cette fois moins sérieux et plus anesthésiants. T'en fais pas j'ai rien laissé trainer. Je range bien ma chambre. Inutile de demander à ton petit copain de passer. Ce n'est pas une moquerie, tout au plus une pique qui invite une réaction. Une interaction.
Il démarre ensuite et, après avoir agité la main pour saluer, fait marche arrière et s'engage sur la route. Sans savoir vraiment pourquoi il est piqué par l'envie d'écouter Space Oddity sur le chemin. Dans son rétroviseur, tout du long, il tombe sur la trogne vénère du vétéran et, même si c'était couru d'avance, ça le fait doucement marrer.  Roman fredonne, un peu, comme si, étrangement, il était animé par plus de vitalité qu'à l'aller.
Il déboule sur un parking, se gare, sort de sa voiture brinquebalante et se dirige vers celle du vétéran qui était scotchée à son popotin. Le glacier n'est pas bien loin, cocasse à quel point cette journée est sortie des rails. Tu vas prendre quoi comme parfum ? C'est demandé avec un sérieux qui peut dérouter. Il secoue ensuite le visage à la négative. On a l'air fins tous les deux, hein ?

Roman était son parfait opposé ; malgré sa carrure squelettique il était fait de rondeur. Tout chez lui étaient courbures ; ses sourires indolents, ses mouvements lancinants, jamais secs, jamais aiguisés, tout était érodé jusqu’à avoir parfaitement lissé son attitude pour que les évènements ne fassent que glisser à sa surface. Sieq était quant à lui aigüe, fait d’angles abruptes reposant sur des surfaces droites. Jamais il n’avait su amortir ce qu’on lui disait, tout se cassait contre la surface acérée de ses pensées et ses réponses n’étaient souvent pas plus que des débris jetés sur ceux qui passaient dans son sillage.  Pourtant Sem n’était pas plus doux que lui, il n’épargnait personne quand il donnait son avis, comme un poison fatal. Impossible d’en déceler l’effet dans l’innocence de son aspect translucide. Il était facile de penser à Roman comme à un type dénué d’émotion, s’activant sur son propre agenda et dénigrant le collectif.

Cependant, Edgeston s’en était fait une vision différente ; peut-être biaisé par son affection, mais qu’il défendrait car elle était celle qui collait le mieux au mystère qu’était le garçon à la chevelure désaturée. Profondément émoussé, le résistant était spectateur d’une vie qu’il n’avait jamais réellement eu entre ses mains. Son flegme était peut-être le résultat d’une existence où les excès d’émotions étaient rapidement douchés par la réalité du statu misérable et dénué de choix qu’on réservait aux orphelins. Ce flegme était sûrement également un de ses traits de personnalité, un qui le rendait unique, trait lui ayant donné encore moins d’intérêts aux yeux de ceux qui s’attendaient à recevoir un amour immédiat et à une reconnaissance sous formes de marques d’attention pour leur acte d’abnégation dans l’adoption.

Dans tous les cas, si Roman Sem vivait pour ses propres objectifs il n’était pas dénué de sentiment, il n’était pas insensible à la vie d’autrui, et Sieq n’était personne pour remettre en cause la légitimité d’un combat. Car quand l’injustice frappait si violemment certains d’entre eux, il n’était que justice qu’ils cherchent un moyen d’action. Et ça lui mettait un coup, même s’il le savait, à chaque fois que Roman lui prouvait qu’il était préoccupé pour lui. Il retint son mouvement d’étonnement alors que les doigts pâles et rachitiques attrapaient sa chemise aux couleurs agressives. Rarement, les yeux aiguisés du résistant n’avaient l’occasion de réellement plonger dans ceux évadés du plus jeune. Ça avait quelque chose de fascinant de le voir rechercher ce contact si souvent esquivé, dans l’intention de capter son attention sur ses paroles.
C'est pas une question d'égo. Tu peux pas sauver tout le monde, Sieq, j'veux que tu puisses vivre avec ça.

Le résistant adepte de la technologie était parfois si logique dans ses déclarations qu’elles semblaient venir d’une autre planète. Une où la réalité des rapports humains n’existaient pas.
Surtout, tu peux pas sauver quelqu'un qui ne veut pas l'être

Edgeston aurait préféré que ce moment de rapprochement ne soit pas l’occasion de lui demander de laisser quelqu’un se jeter dans une quête vouée à sa mort pour réparer des erreurs qu’il estimait à tord de son fait. Et rapidement le plus âgé balaya la question de ce qu’il avait attendu d’un tel moment. Sans difficulté car ce genre de paroles sorties des lèvres pâles ourlées d’un fil de cagnardise réveillait en lui un profond besoin de répondre au défi.

« Ne me sous-estime pas Sem. Envoie tes plus téméraires pulsions, vas y, essaye. »

Le moment se finit rapidement et Sieq se retrouva dans sa voiture avec un sentiment dégueulasse au fond de la gorge, car plus que jamais il sentait ce qui lui échappaient, ce courant pourtant tranquille qui emmenait le hacker vers le précipice. Il avait beau y passer les mains, il n’arrivait pas à tenir un seul filet de la détermination mortifère du cadet. Alors qu’il suivait la vieille carlingue, sa main alla trouver un vieux paquet de clope qu’il avait oublié d’enlever avant d’arrêter de fumer, deux semaines auparavant et il posa le filtre entre ses lèvres avant de l’allumer avec humeur. La fenêtre baissée, le vent d’automne faisait bringbaler le carton parfumé sur son rétroviseur.  

Devant le glacier, il passa sa main pleine de bagues sur son visage, tirant sa peau dans un mouvement lasse et il écrasa sa deuxième clope du trajet dans son cendrier avant de répondre à Roman. « On a jamais eu l’air très intelligents, Sem, désolé de te l’apprendre. » Sieq lui jeta un regard en coin et finalement sa main alla chercher son petit crâne pour mettre plus de bazar encore dans ce méli-mélo de mèches blanches fatiguées. Le mouvement n’était pas fraternel, plus une alternative tolérable à l’accolade agressive qu’il lui aurait fait si Roman était un adepte de ce genre de démonstration brute. « Rhum ou … s’ils ont pas, je prend le truc qui a l’air le plus dégueulasse du resto. Et toi ? Tu risque d’être déçu, je doute qu’ils fassent à la boisson énergétique resté ouverte trois jours près d’un pc qui chauffe à 50°. »

Il entra dans le restaurant vide à cette heure de la journée et si loin du centre-ville et se posa à une table en croisant les jambes. Loin de trouver déplaisant de partager juste une glace avec le résistant, Sieq ne pouvait s’empêcher de relancer une discussion désagréable. Car il y avait toujours ce courant, celui qu’il, même s’il en était incapable, essayerait de retenir, quit à construire un barrage.  

« Tu sais que j’aurais beaucoup de chose à te dire sur le fais que je n’ai jamais pu sauver quiconque et que vivre c’est plus un instant pris sur le vif qu’une putain de continuité ? Sauf que tu m’as promis des daddy’s issues Roman. Et moi, je suis vraiment un connard quand on ne me donne pas ce qu’on m’a promis. Alors, tu as quelque chose à me donner là-dessus ? »

C'est plutôt confortable de marcher à ses côtés, Roman s'était déjà fait la remarque sans trop s'arrêter dessus, mais cette fois c'est tape à l'œil, sûrement parce qu'il s'était résolu à y passer un peu plus tôt et que la rupture de ton est drastique. Oh, il aime bien ce genre de moments mais, au fond, ils sont doux-amers car il ne devrait pas s'autoriser à les vivre. Il devrait continuer à se distancer de tout et surtout de tout le monde. Il n'a jamais pensé à se trouver une place, plutôt un rôle dans sa fratrie.

Il suit le mouvement d'un pas décadencé, flâneur, s'installe à son tour à la table et saisit le menu derrière lequel il voudrait bien se faire oublier. Mais c'est râpé, le vétéran est têtu comme une mule. Sem roule les yeux avec aux lèvres un sourire taquin. Tu veux vraiment alourdir notre rencard ? Peut-être qu'il a envie de l'enquiquiner, l'idée d'avoir un rendez-vous galent avec son protégé devrait hérisser le poil de Sieq si ses calculs sont bons. Tant mieux, s'il peut au moins le dégoûter un peu.

Roman glisse vers autre chose sans approfondir. Il lâche le menu qui tombe à plat devant lui et s'enfourne plus profondément dans la banquette. J'sais pas trop quoi te raconter que tu sais pas déjà. Mon pater' est du style à te retourner la tête. J'ai vu à quel point il monitore les faits et gestes de Seth et dire de lui qu'il a une mauvaise influence serait l'euphémisme du siècle. Tu comprends pourquoi j'veux le sortir de l'équation. Il joue avec l'angle du papier étalé sur la table. Mais c'est pas là qu'est notre point de désaccord, hein ? Toi tu voudrais m'aider à le faire tomber, j'ai bien compris. Il papillonne doucement des cils. Y'a déjà trop de personnes impliquées. Des personnes auxquelles il tient. Le vieux pourrait bien démanteler une branche de la résistance en poussant son chant du cygne, c'est pour ça que je veux le faire sans impliquer les potos. Sur ce point là sa voix ne transige pas, même si stratégiquement il vaudrait mieux laisser couler. Il n'a pas grande envie de lui mentir. J'imagine que tu veux le laïus sur mon enfance en supplément ? Crois-moi j'suis passé à autre chose. Et il en est bel et bien persuadé, ne tenant pas compte de la causalité entre les sévices reçus et son émoussement au présent puisqu'il a décidé d'utiliser cette apathie émotionnelle comme une ressource, de ne pas travailler dessus pour parvenir à vivre. Et t'en as sauvé, du monde. Sinon j'aurais même pas pensé à te confier Nikki. Dit-il avec un sérieux consciemment utilitariste. Une fois encore il préfère être franc et si le vétéran le prend enfin pour ce qu'il est, ce ne sera qu'un bonus.

Le serveur arrive à ce moment-là, Roman commande un frappé à la vanille avec un sourire douillet.

Tu veux vraiment alourdir notre rencard ?

Son genoux alla frapper avec puissance le dessous de la surface plaqué de la table minable où il s'était installé. Son visage se déforma sous la douleur alors qu'il se pliait en deux pour aller quérir son articulation brûlante. Les dents machant ses lèvres pour ne pas geindre, il ramena une main tremblante devant lui pour adresser un majeur furibond au plus jeune. Roman était de ceux qui faisaient des blagues, même quand elles n'étaient pas très fines, pas nécessaires voir carrément dangereuses. Pensée qui pouvait semblait exagéré, sauf que Sieq n'était pas étranger au grooming qui se faisait jusque dans leur rang. Face à une jeunesse vulnérable et sans repère, il n'était pas rare de voir les mentors se faire amant ; ignorant avec une belle complaisance le déséquilibre qui existait entre ceux qui n'avaient rien et ceux qui pourvoyait à tout.

Enfoiré.e.s qui se paraient de beaux sentiments, avançant que leur affection était une excuse à la réalisation de leurs minables envies. Roman n'était peut-être plus concerné, ayant depuis longtemps dépassé la majorité, mais il restait un de ses protégés. Peu importe ce que Sieq voulait, pouvait même effleurer de ses pensées, c'était ce qu'il refuserait même à considérer, peu importe la situation.  

Finalement, il se redressa. Ce n'était qu'une blague ; pas une porte ouverte et encore moins une que Sieq emprunterait. "Nique-toi" Maugréa t-il pour la forme.

Sieq balaya ses pensées en jouant avec ses bagues puis il se reconcentra sur Roman. Evidemment, le hacker n'allait pas parler de lui. Ca n'avait jamais été son fort. De là à complétement prendre le prisme de ses démons paternels par l'impact que ça avait eu sur son grand-frère, c'était presque une provocation. Edgeston n'avait jamais été très fan de ce discours, de l'idolâtrie du cadet pour son ainé qui frôlait le fanatisme. C'était là que Sem rejoignait la grande communauté des êtres humains ; simulant la logique mais adoptant un comportement allant à son encontre quand il s'agissait de celui qu'il affectionnait tant. Expliquait toutes les dérives par des actions extérieurs.  Difficile de lui en vouloir ; difficile de lui demander d'accepter que la personne qu'il avait érigé en modèle était devenu une ordure pareille.

Le plus âgé ne croyait pas à cette équation, il doutait que se débarrasser du père sauverait les fils. Cependant, il ne pouvait que souhaiter sa sortie du tableau pour permettre de reconstruire sur le terrain détruit qu'il laisserait derrière lui.  "C'est exactement le laïus sur ton enfance que je voulais Roman. Mais j'imagine que je peux aller me faire foutre, et me contenter d'un vu et s'en tape. Et je dis pas ça pour que tu ouvre les vannes. C'est ton histoire, que tu veuille l'enterrer et la laisser  sans jamais l'exhumer c'est ton choix. Ca me fera pas plus plaisir que tu l'ouvres. Vraiment. Maintenant... -" Il s'arrêta pour commander et repris. "on en parlera mieux ailleurs mais tu peux pas tout faire tout seul. Et je dis pas ça pour m'incruster dans ta petite croisade, ça je vais le faire de toute façon. Mais si tu veux aider tes frères, tu ne peux pas juste en finir tout seul. Qui récupère ton héros si tu n'es pas là ? Quand bien même la résistance ne s'en occupe pas pour tous les crimes qui doivent le suivre, tu pense pouvoir mettre Nikki entre ses mains ? Nikki est grand mais tu sais ce que je veux dire, tu fais confiance à ton grand frère pour être là où tu devrais être ? Si tu n'accepte pas notre aide,  il n'y aura jamais rien de bon qui ressortira de ton action. Réussie ou pas."

Sieq passa une main dans ses cheveux pour balayer les mèches qui tombaient devant ses yeux. "Ecoute tes ainés un peu. Je m'en fous des calcules que tu as fait sur les vies sauvées par mes actions ou pas. Si ça fait parti du récit que tu aimes te raconter pour comparer nos vies, vas y. Peut-être que c'est plus confortable d'être seul et de souffrir.  Tu peux déjà faire semblant d'être mort. Sauf que tu vas juste échouer. Et dans ton sillage, tous ce que tu voulais préserver va s'effondrer. Tu veux prendre des responsabilités que personnes ne t'as données ? D'accord, je fais pareil. Mais fais le complétement alors."

Il s'attendait pas à une réaction aussi viscérale. Roman pensait l'asticoter un peu, pas le dégoûter au point de lui arracher un tel mouvement de rejet - ça ne le froisse pas. Il appuie sa joue contre la paume de sa main et le zieute avec une forme de tendresse compréhensive ; c'est assez entendable qu'il soit rebuté par une insinuation pareille. Sieq a des valeurs intransigeantes et puis qui voudrait d'un rencard avec lui ? Le plus jeune rigole doucement, l'un de ces rires rondouillets et indulgents qui servent un peu de bouclier. Tu réagis toujours comme ça à la drague ? Et, pourtant, il en ajoute une couche de sa voix monocorde quoi que gentiment rieuse, à laquelle il donne une forme de boutade même si, dans le fond, c'est un peu masochiste. Parce qu'il s'attend à être rabroué plus fort que la première fois. Peut-être qu'il veut que la porte lui soit drastiquement claquée au bec histoire de passer à autre chose. Tu t'es pas fait mal au moins ? Il s'enfonce plus douillettement sur son siège en plissant les yeux.

Sieq ne le surprend pas vraiment lorsqu'il lui demande son historique plus personnel. C'est une forme de précaution, d'attention au moins, qui lui est rarement donnée alors qu'il est, à ce point là, horripilant. Roman n'a pas l'habitude de parler de lui-même, il ferme les yeux après avoir dodeliné des épaules et vaguement délibéré. Le vétéran mériterait bien de ne pas être ignoré cependant lui ouvrir encore plus de personnel ne ferait que renforcer le sentiment de responsabilité qu'il a déjà fichtrement à son égard. Mon père ne me ratait pas, comme tu te l'imagines, mais je suis pas le plus à plaindre... Il a poussé Nikki dans ses retranchements. Je t'ai déjà parlé de ce jour-là... De celui où il a trouvé son cadet entre vie et mort. Il n'en parle presque jamais, car son anesthésie générale a des limites - parce qu'il se sent responsable et coupable.
Non, Roman n'arrive définitivement pas à parler de toutes ces fois où il s'est interposé entre leur "père" et sa fratrie, de tous ces coups qui marquent encore ses chairs et notamment cette clavicule qui a été brisée et qui est encore marquée d'une cicatrice déplaisante à l'œil. Ce n'est pas tant pour jouer le fort, c'est juste que ça ne lui vient pas quand bien même il se décide à partager ce qui l'a remué. Je fais confiance à Seth. Marmonne t-il sans que sa voix soit drapée de conviction. Il nuance ensuite en s'étalant sur la table, les mains à plat. C'la dit je sais ce qu'il a fait. Sa compréhension des enjeux, du monde, est totalement désaxée à cause du paternel. J'pense que, sans lui, y'a moyen qu'il se refasse les bons connecteurs logiques mais il faudrait encore que quelqu'un l'y aide. J'suis pas sûr que ça puisse être moi. Pour être honnête... J'pensais plus m'utiliser pour lui faire un déclic, autrement. En se faisant tuer par un chasseur, peut-être même par Garnet, afin que son aîné puisse comprendre que sa cause n'est pas la bonne. C'est lâche, hein ? Demande t-il en souriant sereinement. Nikki est bien avec Redson et toi. Ajoute t-il après avoir baillé aux corneilles une petite seconde. Merci pour ça. T'incruste pas plus, s'il te plaît. Il lui demande clairement de laisser couler, de laisser faire les choses telles qu'il se les imagine. Il sait que Sieq va objecter mais il pense lui devoir une certaine honnêteté, le prévenir, parce que sa décision est actée.