AquariHome. ♦ Odalie & Lana

Elle marqua un temps d’arrêt face à la devanture de l’aquarium de Seattle.
Une vilaine façade cartonnée montrait la mascotte de l’aquarium, un souriant dauphin rose, prendre la pose avec des lunettes de soleil fumées. Pathétique.
Vêtue d’un long manteau vert sapin et d’une large capeline à l’élégance indéniable, Odalie prit une grande inspiration avant de monter les quelques marches qui la séparaient de l’entrée de l’édifice.

Cela avait commencé il y avait environ une semaine. La brune n’y avait pas prêté attention tout d’abord. Elle avait pris le déferlement pour une simple migration des animaux marins, trop refroidis par les températures hivernales qui se profilaient dans le Nord du pays.
Mais il y avait plus. Bien plus.
Toutes sortes de créatures marines étaient venues se frotter à Odalie durant sa nage. Des requins tout d’abord, que la belle avait choisi d’ignorer. Et puis des dauphins, des poissons en tous genres s’étaient joints aux cortèges. Jusqu’à ce que la sirène ne puisse plus nager paisiblement sans se faire aborder par un être de la mer.
Et puis, elle avait compris.

Le prince des requins avait été retiré des eaux.
Si Odalie n’était pas sûre que les animaux sous-marins disposent d’un intellect plus développé, il lui avait bien fallu se rendre à l’évidence avec les années que ceux-ci suivaient une hiérarchie très stricte et organisée. En tant que sirène, elle avait souvent été amenée à côtoyer des créatures plus ou moins adeptes de sa compagnie. Et elle ne tolèrerait pas qu’on leur fasse le moindre mal.
Âgée de 17 ans, la jolie brune avait secouru une fratrie de jeunes requins blancs blessés par des pêcheurs. Pris dans les filets, puis relâchés dans la mer, les prédateurs souffraient de nombreuses meurtrissures qui marbraient leurs flancs lisses.
Depuis, les requins blancs en particulier lui vouaient une amitié presque tangible. Qui appelait le respect de toutes les autres races marines : dauphins, raies, tortues, octopodes, poissons en tous genres … En une bonne action, Odalie s’était fait connaître à travers les océans comme une sirène de confiance, ayant à cœur le bien être de toutes les créatures marines.
D’où les sollicitations incessantes de ces dernières depuis bientôt une semaine.
Odalie avait mené son enquête : le grand requin blanc qui était considéré comme « prince » parmi ses congénères avait été attrapé par une équipe de plongeurs expérimentés. Ils savaient ce qu’ils faisaient. Il n’avait pas fallu longtemps à la belle pour remonter la piste et comprendre que le squale s’était vu emmené à l’aquarium de Seattle.

Avec délicatesse mais fermeté, Odalie poussa les portes vitrées qui servaient d’entrée à l’édifice, pénétrant dans un hall verrière où de petits poissons nageaient au-dessus d’elle.
La sirène eut une grimace de mépris.
Les humains s’étaient arrogés tous les droits. Celui de polluer les océans, tuant la faune et la flore marine. Celui de dérégler le climat, empêchant la régulation naturelle de la température océanique. Et ça ne leur avait pas suffi. Il avait fallu qu’ils emprisonnent des créatures océaniques, par dizaines, par centaines … par milliers.
Pour quoi ? Pour satisfaire des enfants gâtés qui s’ennuyaient le dimanche après-midi ?
Mais qu’ils viennent. Qu’ils visitent vraiment les profondeurs de l’Atlantique. Alors seulement ils verraient vraiment ce qu’était l’océan. Alors, ils pourraient comprendre combien la beauté était dangereuse sous les eaux.
Beauté dangereuse, comme Odalie elle-même.
« Bonjour, je peux faire quelque chose pour vous ? »
Interrompue dans le flot de ses pensées, la sirène jeta un coup d’œil à celle qui venait de prendre la parole. Une employée banale, quelconque, avec son petit gilet bleu clair et son air faussement jovial.
Du calme, Oda.
Reprenant ses esprits, la sirène se tourna lascivement vers la femme qui s’était avancée. Elle lui décrocha un sourire bienveillant.
Calme et élégance. Il n’y a que comme ça que tu auras ce que tu veux. se répéta-t-elle intérieurement.
Puis elle s’adressa à l’employée :
« Oui, bonjour madame ! J’aimerais … » hésita-t-elle. « J’aimerais faire don d’un animal malade à l’aquarium et j’aimerais beaucoup rencontrer vos soigneurs, s’il vous plaît. »
La femme hésita. Gladys, indiquait son badge. La requête devait être inhabituelle. Odalie aurait volontiers usé de son pouvoir sur cette pauvre employée, mais celle-ci semblait déjà bien avide de répondre aux directives de ses clients. Sans doute la courtoisie était-elle stipulée dans son contrat.
« Je … pas de souci, mademoiselle ! Je vais vous chercher quelqu’un ! » réagit enfin Gladys.
« Merci, Gladys. J’attendrai ici. » sourit gracieusement Odalie.

Elle fit quelques pas dans la pièce avant de s’approcher d’un mur vitré au travers duquel elle apercevait une faible imitation de faune sous-marine.
Tu vois, Oda ? Pas la peine de s’énerver.

Lana Scott.
Une femme blonde, aimable, à l’élégance délicate de ceux qui portent un uniforme pour travailler, s’était avancée pour saluer Odalie. Ses longs cheveux relevés en un chignon strict, elle adressa à la sirène un sourire éclatant. Cette dernière se fit la remarque que l’employée aurait eu l’air nettement moins sévère si elle avait laissé cascader sa chevelure claire sur ses épaules … mais se reprit en songeant brièvement qu’elle n’était pas là pour donner des conseils coiffure à la soignante d’un aquarium défraîchi.
Un des souverains de l’océan avait été emprisonné. Sans pitié, sans merci. Et pour quoi ? Pour finir dans une cage de plexiglas, pour se laisser admirer par des humains bruyants et inconscients de la puissance de l’animal qu’ils admiraient ? Pathétique.
Odalie adressa un sourire hypocrite à Mme. Scott, saisissant la main que la blonde lui tendait en ajoutant :
« Bonjour Mme. Scott. Je suis Amelia Calderon, amatrice d’animaux marins en tous genres. Votre aquarium est magnifique. »
Mensonge. Mensonge, mensonge, mensonge.
Votre aquarium est une prison, où vous séquestrez sans ménagement des êtres vivants qui n’ont rien demandé, pour votre bon plaisir et votre propre divertissement. Vous êtes un monstre, Mme. Scott, de cautionner de tels affronts au règne animal. Vous qui vous prétendez soigneuse, vous pourriez achever tous ces poissons illico que leur sort ne serait guère plus misérable. Vous les privez de liberté, et ça, Mme. Scott, c’est pire que la mort.
Evidemment, Odalie ne laissa aucun de ces mots franchir la barrière tordue de ses lèvres. Calme et élégance.
« Oui, tout à fait, j’ai des photographies de l’animal en question ici avec moi ! » répondit la sirène du ton le plus faussement enjoué qu’elle put, désignant d’une main la besace de cuir qui s’était fait sa compagnon du jour.

La sirène se laissa indiquer par la soigneuse la direction de son bureau. Tandis qu’elle suivait la blonde dans ses pérégrinations à travers le dédale des différentes prisons … enfin, des différents bassins, Odalie ne put s’empêcher de frémir de rage face à tous les magnifiques spécimens qui se retrouvaient pris au piège dans cet endroit de malheur.
Là, une famille de poissons-ange aux reflets scintillants. Ici, des anémones incomparables aux couleurs fantastiques. Méduses enchanteresses, poissons rutilants … tout était mis en scène pour que ces imbéciles d’humains puissent venir tuer le temps en admirant ces pauvres créatures marines qui se mourraient à petit feu.

Lorsque les deux femmes arrivèrent enfin dans le sobre bureau de Mme. Scott, Odalie bouillonnait presque face à tant d’injustice. Elle garda cependant un visage impassible et une attitude amène. On n’obtient rien par la colère, Oda.
Paresseusement assise sur le siège en cuir de la soigneuse, la sirène pianota des doigts sur le bureau de son interlocutrice. Bureau payé avec l’argent de tous ces imbéciles qui se pressaient au guichet pour venir admirer des créatures qui auraient eu leur place dans l’océan.
Savoir tous ces êtres en captivité rendait Odalie complètement folle. Elle-même n’aurait pas supporté qu’on l’enferme, qu’on l’oblige à arpenter le même coin d’eau filtrée des années durant. Aussi ne tolérait-elle pas que quiconque subisse le même sort. Cela s’appliquait aux créatures marines, mais aussi à tous les autres êtres vivants portés par cette terre. Simplement, Odalie ne supportait pas la privation de libertés quelle qu’elle fut. Ni pour elle, ni pour les autres.
Tâchant de juguler sa colère et de conserver un visage aimable, elle se contenta de regarder d’un œil tranquille la blonde qui lui faisait face en attendant que celle-ci entame la conversation.

Elle n’était pas venue ici pour se faire des amis.