Candy heart and chocolate dreams. ⦿ Erebos & Eira

« Cortana, trouve-moi une recette de crêpes. »
Reby était de bonne humeur et, comme souvent lorsqu’il était de bonne humeur, il avait envie de cuisiner. Oubliant qu’il n’avait aucun talent en la matière et que les trois-quarts de ingrédients présents dans ses placards étaient périmés, aromatisés aux champignons ou les deux, le sorcier aimait à se lancer dans de grandes préparations culinaires qui finissaient bien souvent par une persistante odeur de cramé dans l’appartement et une enième commande de pizza.
(Mal)heureusement, cela n’entachait jamais les élans gastronomiques d’Erebos, bien déterminé à s’améliorer et à cesser de bousiller son four environ 2 fois par mois.
Clignement. Mouvement de tête.
« J’ai trouvé 37 résultats pouvant correspondre à votre demande sur le site mira-cake.org »
Intrigué, Erebos ouvrit cinq ou six recettes dans des onglets différents afin de voir quels étaient les ingrédients nécessaires pour une pâte à crêpes. Les crêpes … il n’avait encore jamais tenté d’en faire depuis son emménagement dans cet appartement presque insalubre du Willo District. Lorsqu’il habitait encore avec Alaska et leur mère, les crêpes party étaient monnaie courant. Lui-même n’hésitait pas à en garder de côté pour les partager avec Ezra et Holly lors d’un goûter le lendemain.
D’un regard, le blond embrassa l’ensemble de sa cuisine. Carrelage émaillé, plan de travail dégueulasse, réfrigérateur donc la porte ne tenait fermée que grâce à l’habile stratagème déployé par le jeune homme (à base de ficelle et de patafix). N’importe quel autre membre de sa famille aurait trouvé ces conditions de vie intolérables, mais pas lui. Pas Erebos.
Au contraire, le sorcier appréciait cette indépendance, ce sentiment puissant et libérateur de savoir qu’il ne devait rien à un autre que lui. Ses assiettes dépareillées, sa décoration disparate et ses murs mal isolés n’étaient qu’un bien faible prix à payer pour avoir enfin sa place quelque part. Ailleurs que dans une prison dorée que d’autres auraient choisi pour lui.
Et puis … ce n’était que temporaire. Reby ne prévoyait pas de rester dans ce taudis pour toujours. Dès qu’Allan l’aurait augmenté, dès qu’il arrêterait d’être un ado attardé laissant traîner ses chaussettes, il se trouverait une jolie petite colloc avec des personnes agréables pour y partager de bon repas et des parties de Mario Kart.

Clignement. Clignement.
Les crêpes. Toutes les recettes proposaient à peu près la même composition : œufs, lait, farine … autant d’ingrédients dont Reby ne disposait absolument pas dans ses placards. Farfouillant dans ses étagères, il parvint à mettre la main sur un paquet de farine de pois chiches. Haussement d’épaules. Cela ferait forcément l’affaire. Pour les œufs et pour le lait, en revanche …
Erebos soupira.
Clignement. Mouvement de tête. Clignement. Clignement.
A sa connaissance, aucun des commerces avoisinants n’étaient ouverts le dimanche. Et puis, quand bien même ils l’auraient été, le jeune homme se souvint avec amertume qu’il avait égaré son portefeuille depuis bientôt une semaine. Rien de bien grave, il le retrouverait certainement en retournant aux pompes funèbres le lendemain, planqué entre les dossiers et les produits d’embaumement. Mais incapacitant pour acheter des œufs et du lait, pour sûr.
Clignement.
Le jeune homme avait vraiment très envie de crêpes.

Cette envie soudaine le poussa à s’aventurer dans les couloirs de son immeuble empli de courants d’air. Ses voisins, à n’en pas douter, seraient plus habiles que lui et pourraient le dépanner. Il pouvait même proposer de venir déguster les crêpes avec lui une fois leur confection achevée.
Sans se soucier de la réaction éventuelle de ses voisins, il tambourina à quelques portes au hasard. La plupart des occupants de l’immeuble semblait avoir pris le parti de se promener en ce dimanche après-midi, si bien qu’aucune ne s’ouvrit.
Clignement. Mouvement de tête.
Erebos, les épaules basses, s’apprêtait à renoncer lorsqu’un grincement retentit enfin. Une porte s’était ouverte dans son dos. Ouverte sur une femme rousse qui le fixait de ses yeux d’émeraude, l’air vaguement surpris.
« Bonjour ! » lança Erebos sur un ton bien trop jovial. « Enfin, bonsoir. Enfin, on s’en fiche. Est-ce-que vous auriez des œufs et du lait ? »
Il cligna des yeux plusieurs fois, sans toutefois ressentir de gêne face à la situation. Après tout, il était même plutôt bien habillé : jogging et t-shirt délavés. Bien moins pire que la plupart des accoutrements qui peuplaient sa garde-robe.
Voyant que sa jolie voisine hésitait, il s’empressa d’ajouter.
« C’est pour faire des crêpes ! »
Son discours était décousu, incohérent. Comme souvent, Erebos avait des difficultés à organiser ses idées. La pensée que peut-être il risquait d’importuner la jeune femme le troubla de plus belle, accentuant encore les tics qui agitaient nerveusement son visage.
« Je suis votre voisin du dessus. J’aurais peut-être du commencer par ça, à bien y penser … »

La jolie rousse semblait complètement désemparée face à la demande d’Erebos. On aurait dit qu’elle n’avait jamais eu de voisin. On aurait même dit qu’elle n’avait jamais eu de conversation normale. Et pour que le jeune sorcier se dise cela, c’est qu’il y avait quand même quelque chose.
Tandis qu’il se tenait dans l’embrasure de sa porte, tout en clignements d’yeux intempestifs et en cheveux ébouriffés, le jeune homme avisa le visage légèrement rougi de son interlocutrice. Il était fort vraisemblable que la demoiselle ait pleuré. Reby ne supportait pas les gens tristes. De manière générale, il ne supportait pas la tristesse. Il en avait tellement enduré, durant son adolescence, qu’il la reconnaîtrait entre mille. Ce scintillement dans les yeux. Ce sourire maladroit derrière lequel on essayait de tout dissimuler. Aucun doute, la jeune femme qui lui faisait face était triste.
Immédiatement, et sans même qu’il prête attention, sa tête s’inclina très légèrement sur la droite et son poignet gauche se replia pour placer la paume de sa main tendue sur le sol. Un sort ridiculement simple et quotidien que son père lui avait appris, enfant. Et qui permettait d’apaiser quelque peu de le tourment psychologique de son interlocuteur.
Bien sûr, l’idée que cela put être inconvenant d’utiliser sa magie sur une personne que l’on venait à peine de rencontrer n’effleura pas l’esprit du jeune sorcier. Il se dit que, de toute façon, ce sortilège était complètement indécelable par celui ou celle qui en était le destinataire. La jeune femme ne verrait probablement rien. Elle ressentirait juste moins de tristesse … ou, en tout cas, il l’espérait.
Clignement. Clignement. Mouvement de tête.
Et puis le blond réalisa qu’il n’avait pas répondu à la question de sa voisine.
« Oui, je veux bien, si ça ne vous dérange pas ! »
Si ça ne vous dérange pas. Une formule toute faite qui n’avait aucun sens pour Erebos. Il n’avait jamais conscience de gêner les autres. Avec ses tics incessants et son étrange manière de converser, il y avait pourtant de quoi ressentir de l’inconfort face au jeune homme. Mais, la plupart du temps, ses interlocuteurs finissaient par se faire à tout cela et par le trouver tout à fait charmant.
Clignement. Clignement. La jeune femme ne bougeait pas, visiblement en proie à un conflit intérieur que la magie lunaire n’avait pas réussi à apaiser. Bizarre.
« Je m’appelle Erebos. Mais tout le monde m’appelle Reby. Enfin … des gens m’appellent Reby. » reprit-il, soucieux de combler le silence qui tentait de s’installer entre la rousse et lui-même. « Et toi … et vous ? »
De multiples clignements d’yeux firent tressauter le visage du Stonegold, qui n’osait pas vraiment réitérer sa demande mais aurait tout de même vraiment souhaité avoir de quoi faire des crêpes en cet après-midi hivernal. Ne sachant trop comment réagir face à l’air toujours troublé de la voisine, il finit par proposer avec une voix minuscule :
« Heu … si vous voulez, on peut les faire ensemble ? … les crêpes, hein, bien sûr. »
Erebos ne savait pas vraiment si ça se faisait, d’inviter comme ça une inconnue à faire des crêpes. Mais elle avait l’air triste et lui, il voulait faire des crêpes. Alors bon. Il décida que, si ça ne se faisait pas, il n’en avait strictement rien à faire puisque ça ne l’avait jamais embarrassé jusqu’à lors. Et s’il était le premier dans l’univers à inviter sa voisine à faire des crêpes ensemble, il espérait au moins que celles-ci seraient bonnes.

Eira. Eira. Eira.
Le nom de sa rousse voisine résonna dans son crâne comme la note flûtée d’une douce mélodie. Eira était sa voisine. Eira était rousse. Eira était jolie. Et Eira avait l’air effrayée. Pourquoi ? Est-ce-que c’était lui qui lui faisait peur ?
Clignement. Clignement.
Le jeune sorcier passa une main dans l’espèce de désordre blond qui poussait en bataille sur son crâne. Il n’avait jamais voulu, jamais pensé pouvoir faire peur à quelqu’un. Surtout pas à une voisine en allant lui demander de quoi faire des crêpes. Eira. Est-ce qu’elle était irlandaise ? Il pourrait le lui demander. Cela expliquerait la rousseur. Cela aurait aussi signifié qu’elle venait de loin, très loin. Bien plus loin qu’Erebos n’était jamais allé, lui qui se contentait de sillonner les Etats-Unis grâce aux portails des zouwus. Peut-être y avait-il des portails en Irlande ? Eira n’en avait sans doute pas emprunté, il n’y avait aucune raison. Erebos n’était peut-être pas le plus rusé des observateurs, mais son interlocutrice lui semblait résolument humaine. Et les humains n’empruntaient pas les portails. Peut-être même ne savaient-ils même pas que les portails existaient. Il faudrait qu’il demande à un humain, à l’occasion.
La réponse d’Eira lui arracha un immense sourire, et Reby se mit à silencieusement applaudir des deux mains.
« Super ! C’est plus sympa de faire la cuisine à deux ! » lança-t-il d’un ton que d’autres auraient jugé trop enthousiaste mais qui, pour lui, paraissait tout à fait naturel.
Clignement. Mouvement de tête. Clignement. Clignement.
S’aventurant à la suite de la jeune femme dans un appartement pas beaucoup plus grand, mais nettement plus organisé que le sien, le sorcier attendit patiemment que son acolyte ait déniché dans ses placards le lait et les œufs tant attendus.
« J’ai de la farine chez moi, je vais la chercher ! »

Sans laisser à son interlocutrice le temps de répliquer, Erebos se lança dans un aller-retour express jusqu’à son appartement. N’importe qui, à sa place, ce serait rendu compte qu’utiliser de la farine de pois chiches pour faire des crêpes risquait de … corser, légèrement, le goût de la préparation. Rappelons cependant que notre jeune Stonegold était (et demeurera sans doute à jamais) un bien piètre cuisinier, bien incapable de faire la différence entre du cheddar et de la mozzarella, ou de faire cuire quoi que ce soit sans déclencher l’alarme incendie de son petit appartement. Espérons, pour la suite de cette aventure, que la douce Eira soit plus talentueuse que lui dans ce domaine.
Tout en clignements d’yeux et en mouvements de tête intempestifs, le jeune homme jaillit de nouveau dans la cuisine d’Eira, paquet de farine sous le bras.
« Me revoilà ! Plus qu’à trouver un saladier, une poêle et un fouet. »
Si le visage de la rousse affichait désormais un délicat sourire, celle-ci semblait toujours vaguement gênée, ou effrayée. Quelque chose n’allait pas, peut-être. Erebos se mit à songer qu’il l’avait peut-être dérangée dans un moment important ?
Clignement. Clignement. Clignement.
Finalement, le jeune homme dévisagea sa jolie voisine et, lui rendant son sourire, se dit qu’il n’y avait qu’un seul moyen d’en avoir véritablement le cœur net.
« Est-ce-que tout va bien, Eira ? »

Les ustensiles et ingrédients d’une bonne pâte à crêpes reposaient désormais sur le plan de travail d’Eira, prêts à être utilisés pour produire les plus délicieuses crêpes que l’histoire de cet immeuble avait jamais connues.
Clignement. Clignement. Mouvement de tête. Clignement.
Reby était désemparé. Avait-il posé une question difficile ? Ou indiscrète ? Certes, cela n’aurait pas été la première fois qu’il mettait une personne dans l’embarras sans l’avoir désiré, mais … juste demander si la personne allait bien, c’était un gage de politesse, non ? Les gens, qui s’abordaient, se disaient souvent « salut, ça va ? » … non ? Alors pourquoi est-ce-que, quand c’était lui qui le faisait, son interlocutrice manquait de fondre en larmes ?
Les émotions sur le visage d’Eira se succédaient sans qu’il puisse y faire quoi que ce soit. La surprise. La peur. La honte, un peu. La tristesse, surtout. Et cette petite voix bafouillante, fragile, comme si Erebos lui faisait peur. Alors même qu’il n’avait rien fait.
Lorsque la jolie rousse, en face de lui, fit mine de se détourner pour prendre une poêle et un saladier -qui se trouvaient déjà sur la table-, le jeune homme l’en empêcha en posant sur son bras un main qui se voulait apaisante.
« Eira, je … »
Que dire ? Quels mots pour rassurer ? Les mots, ça n’avait jamais été son fort. C’étaient celui de caïn, celui d’Alaska. Lui, les mots, il avait du mal à s’en servir. Il préférait les gestes, simples et esthétiques. C’était probablement pour ça que la magie de la Lune l’avait attiré, d’ailleurs. La beauté des chorégraphies … ou bien alors, il avait simplement appris cette sorcellerie pour faire honneur à son père. C’était forcément l’un des deux, de toute façon.
Clignement. Mouvement de tête. Clignement. Clignement.
« … j’te demande pardon si je t’ai fait peur en frappant à ta porte. Souvent, je sais pas trop ce qu’on a l’droit de dire et c’qu’on a pas trop l’droit. »
Erebos retira sa main, laissant la jeune femme vaquer à ses occupations, commencer la préparation des crêpes sous ses yeux. Mais quelque chose lui trottait en tête. Il ne pouvait pas la laisser comme ça. Alors, il rassembla ses mots, ses syllabes maladroites qui n’avaient aucun sens, il les ficela ensemble comme de petits paquets cadeaux et tenta d’articuler quelques mots de réconfort qui sauraient atteindre leur cible.
« C’est normal d’être un peu perdu quand on change d’endroit. J’crois. Moi j’ai toujours grandi à Phoenix, alors si on me mettait dans n’importe quelle autre ville j’pense que je serais en galère totale. Faut pas t’inquiéter pour ça. »
Un sourire étincelant de sincérité ponctua la fin de son petit discours de motivation.
« Si t’as besoin, maintenant, moi je pourrai t’aider pour des trucs ! »

Sa voisine était une personne formidable. Au fond de lui, Erebos possédait cette intime et étrange conviction qu’Eira était incroyable. Une petite flammèche rousse qui ne demandait qu’à briller. Et pourtant … pourtant, la jeune femme semblait vouloir dissimuler ce fait à tout son entourage, dissimuler sa lumière comme un flacon un peu opaque. On aurait dit qu’elle avait peur de quelque chose, que si elle laissait éclater ce qu’il y avait entre ses côtes, elle avait peur que cela lui retombe dessus. Mais rien n’allait lui retomber dessus -à part les crêpes s’ils avaient du mal à les faire sauter-, pas cette fois. Le sorcier y veillerait.
Clignement. Clignement. Mouvement de tête. Clignement.
L’esprit du jeune homme était rendu un peu confus par la présence d’une autre personne à portée de voix. Bien souvent, ses seules discussions étaient menées avec des chimères, esprits sombres et torturés qui s’évaporaient lorsqu’ils tentaient de les saisir. Mais Eira n’était pas une chimère, il l’avait touchée. Réellement touchée, avec sa main. Ses réactions n’était pas conditions par le pauvre souffle malade qui animait notre Erebos. Elle était rousse, et elle était imprévisible.
D’aucuns se demanderont pourquoi Reby faisait une légère fixette sur la rousseur de son interlocutrice. Remettons cela dans son contexte : personne, au sein de la famille Stonegold, référentiel des plus louables, n’arborait cette glorieuse couleur de cheveux. Il était blond, Alaska était blonde, Dahlia était blonde, et il n’y avait guère qu’Eden pour mêler un peu de châtain à toutes ces toisons trop claires. Dans les autres branches de la famille, tout le monde était brun. Et la plupart des personnes qu’il avait connues étaient elles aussi blondes ou brunes. La conception du monde d’Erebos s’était construite sur cette dualité absurde et obsédante du blond et du brun. Il y avait bien un roux à l’hôpital psychiatrique, mais on voyait à la racine de ses cheveux réapparaître le brun ; l’on pouvait donc décemment conclure à une teinture. Le fait que sa voisine, là, en face de lui, avec ses yeux de chien battu, arbore une telle tignasse colorée le perturbait autant qu’il l’apaisait. Le monde n’était pas blond ou brun, il pouvait être autre chose ; c’était à lui de le créer.
Les yeux d’Eira, timides, vinrent gentiment trouver les siens, deux perles claire remplies d’une douleur amère. Elle n’avait, selon ses dires, jamais eu à se débrouiller toute seule.

« Je suis … différent ? »
Un mot que Reby avait déjà entendu des centaines de fois le concernant, sur des centaines de lèvres. Différent dans sa famille de dragons. Différent de sa sœur et de ses cousins. Différent des autres adolescents. Différent des autres Stonegold. Différent, différent, avec sa manière de s’habiller, sa manière de penser, sa manière de parler. Sa différence était-elle à ce point manifeste qu’une jeune femme qu’il connaissait depuis une poignée de minutes la constate et la verbalise ?
Un salve de clignements intempestifs l’interrompit, tandis qu’il versait dans le saladier d’Eira un peu plus de lait, avec application.
« C’est … pas bien ? Que je sois différent, j’veux dire ? »
Mais déjà sa voisine avait baissé les yeux. Leurs regards s’étaient décrochés, et il se sentait démuni. Est-ce-que c’était mal d’être différent ? Elle aussi était différente. Différente de l’ancien voisin, en tout cas, un vieil homme à l’air revêche qui jurait toujours et promettait à Erebos qu’il l’inviterait à dîner. Même le sorcier l’avait trouvé bizarre. Et s’il l’avait invité à dîner, le blond aurait probablement inventé quelque excuse étrange pour éviter d’avoir à répondre à cette invitation.
Eira n’était pas Monsieur Clarkson. Elle était Eira. Rousse et triste. Seule et peureuse. Timide et jolie.
Et il l’aimait déjà beaucoup très bien.

Erebos n’était pas un expert en pâte à crêpes. Il le savait, les Stonegold le savait, les lecteurs de ce post le savaient, et sans doute Eira elle-même, au fond de son cœur, le savait. Pourtant ils continuaient à mener cette quête absurde de faire des crêpes au beau milieu de l’après-midi avec de la farine de pois chiche et clairement pas assez de lait. Le jeune sorcier avait les yeux comme plongés dans ce gruau beige, écoutant les explications d’Eira sans même se souvenir que c’était lui qui avait posé une question.
Clignement. Clignement. Clignement. Mouvement de tête.
Des monstres. Voilà comment Eira parlait, des monstres. Des monstres qui arpentaient les rues, comme si les hommes étaient des bêtes, des animaux sans aucune âme. Des monstres. Certains auraient tempêté, auraient grondé la jeune rousse d’avoir utilisé ce terme, d’avoir fait des généralités. Erebos, au fond de sa poitrine creuse, ne pouvait que se demander ce que cet homme avait pu faire pour qu’Eira le qualifie ainsi. Un monstre.
Et alors, lui, Reby, n’était pas un monstre ? Il avait l’impression d’être un monstre, pourtant, avec ses tics trop obsédants et ce magma noir dans son âme qui ensevelissait la vie. Comme une purulence infâme prête à lui grignoter les orteils. Pourtant Eira, de ses yeux clairs, le regardait avec un air qui faisait dire que ça irait. Oui, ça irait, il n’était pas un monstre, il ne serait pas un monstre, et quand la voisine lui demanda de délayer la pâte avec du lait, il se mit comme au garde-à-vous avec sa brique blanche à la main.
« Bien, m’dame ! » fit-il en riant.
Et il commença à verser.

Eira mélangeait sous ses yeux, mais dans l’esprit flou du jeune homme il y avait cette information dont il se rappelait à moitié.
Clignement. Mouvement de tête. Clignement. Clignement.
Il se souvenait … c’était dans ce qu’Eira avait dit. Quelque chose d’important, auquel il aurait dû réagir s’il n’avait pas été préoccupé, une information qui changeait un paquet de choses dans leur voisinage naissant. Pourtant, il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus … jusqu’à ce que, si.
« Eh, attends ! » s’interrompit-il avec une urgence dans la voix qui ferait bondir n’importe qui. « Tu connais ma tante Shoshana ?! »
Dans le regard affolé d’Eira, il perçut qu’il avait fait peur en sursautant là de la sorte mais une part de son esprit choisit d’ignorer ce fait simple. Il n’y avait pas suffisamment de Shoshana pour songer à une coïncidence. Et surtout, pas suffisamment de Shoshana qui puissent aider des jeunes femmes dans des relations difficiles.
« Shoshana Stonegold ? Oui, c’est ma tante ! »
Et avec ce sourire sur la face qui ressemblait à un émoticone tant il s’étirait jusqu’à ses oreilles, Erebos versa tout le reste du lait dans la pâte encore grumeleuse.

La jeune femme eut un joli sourire à la mention de Shoshana. Oui, Erebos savait ce que sa tante faisait professionnellement, il n’avait juste pas pensé que cela pourrait toucher jusqu’à sa propre voisine. Mais finalement, ça faisait sens, et le jeune Stonegold sorcier sourit de toutes ses blanches quenottes à l’irlandaise intimidée. Malgré tout ce qui s’était passé, tous ces longs dîners de famille où il s’était senti exclu, surtout depuis le départ de Caïn, tous ces moments indiscernables où il avait cette sensation d’être un vilain petit canard parmi les lézards envolés, malgré tout ça … il était fier de sa famille. Une fierté presque maladive, qui le pousserait à les défendre même des accusations fondées.
Mais nul ne s’en prendrait à eux. Pas à Allie, malgré le gouffre de silence qui s’était creusé entre eux deux. Pas à Caïn, que sa disparition soudaine avait bien éloigné de lui. Pas à Holly, douce gorgone elle aussi seule dans sa fratrie. Pas à Ezra. Surtout, surtout pas à Ezra. Quiconque tenterait de s’en prendre à l’adolescent dragonnet risquait de se prendre au visage toute la fureur magnanime dont Erebos était capable. (c’est-à-dire, vous le savez, vous, lecteurs, pas grand-chose hélas. Mais pour Reby, cela importait beaucoup de se dire qu’il défendrait ses cousins jusqu’à la mort)
Clignement. Clignement. Mouvement de tête. Clignement.
Toujours souriant, il annonça :
« Toute ma famille est incroyable. Peut-être, un jour, tu les rencontreras ?! »
Pas une invitation, simplement une maladresse de celui qui veut partager, et ce même avec la voisine qu’il venait juste de rencontrer et avec qui son seul succès pour l’instant était de faire des crêpes.

Crêpes qui, d’ailleurs, semblaient avoir une triste mine. Un instant il fixa, songeur, le saladier de pâte à la fois trop liquide et trop emplie de fins grumeaux. La rousse dût faire le même constat, puisqu’elle laissa échapper un juron à peine chaotique avec un petit accent charmant.
« Ouais, en fait, euh … je sais absolument pas cuisiner. »
Il la fixa en chien de faïence, regard au-dessus du saladier. Clignement. Clignement. Avant d’exploser d’un rire franc devant leur folle déconfiture. Un rire éclatant de crécelle, qui ressemblait au hoquètement d’un pélican avalant une mouche. Mais un rire contagieux aussi, et quand Eira rit avec lui ils mirent du temps à se calmer avant que Reby, essoufflé, ne finisse par lancer au vent.
« Allez, tu sais quoi … viens on laisse tomber et on va s’acheter des crêpes au coin d’la rue. »
La crêperie était délicieuse à défaut d’être très accessible, mais ça n’avait pas d’importance avec le patronyme qui était sien. Son portefeuille complètement défoncé par l’usure ne comportait qu’une carte bleue, une fève de galettes des rois et quelques grigris excentriques, mais sur son compte se tenait prêt la moitié du PIB de la Grèce.
Tel un gentleman en sarouel, il tendit son coude tout prêt à la demoiselle de son après-midi.
« Je t’invite. »
Clignement. Clignement. Clignement.
Ils avaient essayé de faire des crêpes, la tentative était échec. Pour autant ça n’entama pas la radieuse humeur d’Erebos, car il avait fait connaissance avec sa voisine de palier et que c’était bien suffisant pour retapisser sa journée.

Et puis, à quoi bon être fortuné quand on ne peut pas partager ?