DAISYN ▲ my heart is gold and my hands are cold

Daesyn n’était pas retournée à Seattle depuis un moment. Elle marchait d’un pas léger depuis sa sortie du portail – si elle n’avait pas eu rendez-vous à une heure précise, elle aurait certainement prié pour que le portail dysfonctionne. Elle était probablement la seule personne quelque peu enthousiaste de ces erreurs. De nombreux contes étaient parvenus à leurs oreilles de voyageurs qui se retrouvaient à l’autre bout du monde de manière imprévue, et Daesyn vivait pour l’aventure. De toute évidence, aujourd’hui elle n’avait pas le temps, mais de manière générale elle avait la rare et importante capacité de se laisser surprendre avec plaisir, d’apprécier l’exercice de devoir retomber sur ses pieds. Ce jour-là, elle portait un immense manteau en fausse fourrure bleu électrique, une pièce qu’elle aimait beaucoup et qu’elle avait trouvé justement grâce à la personne qu’elle allait retrouver à Capitol Hill.

La djinn tiquait toujours lorsque le prénom Daisy était prononcé, même des mois après. Elle tentait de s’en défaire, de se distancer – de se dire que ce n’était qu’un prénom, que sa Daisy à elle était partie depuis longtemps et qu’elle reposait désormais dans un endroit bien meilleur. Qu’elle n’avait pas besoin de continuer à la voir partout, de penser à elle si souvent. Toute douée avec les illusions que Daesyn était, elle n’arrivait pas à passer au travers de celle-là, à vaincre les cauchemars qui l’assaillaient encore la nuit de temps en temps.

Elle était devenue très attachée à cette demoiselle qui travaillait dans une de ses friperies préférées – il n’était pas rare qu’elle fasse le trajet simplement pour y venir, pour récupérer les pièces que Daisy lui mettait de côté après avoir extraordinairement bien compris son goût et son style. Daesyn avait pour la jeune femme une affection qu’elle ne s’expliquait pas, qui avait sûrement pour point d’origine le destin de son humaine précédente, mais qui s’était développé au-delà de ça. Daisy était ce que l’humanité représentait aux yeux de la djinn. Quelque chose de candide, acharné, bienveillant, avec une touche de chaos. Elle arriva vite en bas du bâtiment indiqué par son hôte, et se rappela la localisation de l’appartement au 5e étage. Sans ascenseur. Daesyn ne perdit pas de temps et commença son ascension, en songeant qu’elle était reconnaissante du corps qu’elle avait aujourd’hui. Elle se rendait bien mieux compte, depuis que son enveloppe corporelle était permanente, de différences entre celle-ci et les formes qu’elle avait adoptées jusque-là. Le moindre effort physique avait été difficile, elle ne comptait plus les fois où elle s’était retrouvée à bout de souffle, au bord de l’évanouissement parce que son énergie partait trop vite. Leur forme corporelle était comme une bougie qui se consume, sur laquelle il fallait constamment retravailler les bords, rallumer la flamme, faire tourner la cire pour ne pas noyer la mèche… Un exercice d’équilibriste qui ne manquait pas du tout à la djinn.

Daesyn arriva en haut plus vite que prévu, distraite par ses propres élucubrations, et toqua avec enthousiasme à la porte de l’appartement n° 57. Elle n’eut pas à attendre longtemps pour que la porte s’ouvre sur une mince silhouette aux cheveux bruns et à la peau lisse. « Bonjour ! » lança-t-elle avec énergie. « Merci encore de m’avoir invitée, j’espère que je ne suis pas trop en avance » ajouta-t-elle après un très court instant de silence. L’excitation l’avait fait partir plus tôt et elle ne possédait toujours pas de montre. Daisy lui avait indiqué qu’il était inutile de prendre ses propres vêtements, elle avait sélectionné plusieurs pièces de son côté pour le shooting à laquelle elle l’avait confié. En toutes ses années de vie, Daesyn n’avait jamais posé devant un appareil photo. Elle connaissait bien cet art qu’elle ne se privait jamais d’aller admirer dans les galeries, depuis bien des années, mais son amour pour la photographie s’était toujours exprimée en tant qu’observatrice. Elle-même n’avait jamais fait usage d’une caméra ou d’un appareil photo – chacun ses petits spécialités. La perspective de ce début-là, de se trouver encore de nouvelles choses à faire et à expérimenter pour la première fois, après plus de quatre cents ans d’existence, la ravissait.
 
   

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Le regard pétillant de Daisy la rassura tout de suite. Elle se laissa aller volontiers dans l’embrassade que la jeune femme lui offrait, très spontanément. Daesyn était le public idéal pour les marques d’enthousiasme et d’affection – elle se laissait très facilement emporter par l’excitation des autres, qui devenait rapidement la sienne. Un petit rire s’échappa de ses lèvres alors qu’elle avançait vers la styliste qui l’habillerait pour la séance. « C’est un véritable plaisir – Daisy m’a montré certaines pièces et je suis ravie de pouvoir les porter ! » La djinn avait une tendresse particulière pour les efforts que faisaient les jeunes gens pour leurs études et leurs ambitions. Elle avait passé tellement de temps à épouser les combats et les batailles des humains, leurs projets, à leur faire monter les échelons jusqu’au triomphe, et regrettait souvent le temps où son lien privilégié lui donnait ce but. Ça lui manquait, de rendre des rêves possibles. Alors l’excitation et l’ardeur qui se dessinaient sur les traits d’Ofelia la touchaient profondément – à sa manière, elle œuvrait toujours. Peut-être que cette séance était plus pour elle que pour les deux jeunes filles, finalement. Il y avait encore un complexe de sauveuse à régler.

La djinn reporta son attention sur Daisy qui semblait lui offrir l’intégralité d’un magasin de thé ou d’une petite épicerie. « Ne t’en fais pas je te dirai si j’ai faim » dit-elle avec un petit rire. « Je suis curieuse de voir les créations déjà terminées, je suis sûre qu’elles sont superbes ! » ajouta-t-elle en retirant son manteau, qu’elle posa sur une chaise indiquée par Daisy. « Merci encore pour le caban, au fait, il fait tourner toutes les têtes depuis que je l’ai ramené à Washington » Elles s’étaient revues pour la dernière fois une quinzaine de jours auparavant, après que Daisy a appelé la djinn avec grand enthousiasme pour lui parler d’une pièce qu’elle avait reçue et qu’elle était prête à lui mettre de côté. Après l’envoi d’une petite photo, Daesyn avait regretté de ne pas pouvoir littéralement se téléporter jusqu’à la boutique. Il s’agissait d’un manteau de type caban, multicolore et qui attirait immédiatement l’œil. Daesyn n’avait cessé de le porter depuis et n’avait rien voulu entendre sur le fait d’attirer trop d’attention en public – seul Morgan avait été autorisé à l’emprunter.

La djinn s’installa sur le canapé vert et se laissa aller contre le dossier, faisant déjà comme chez elle. L’avantage d’avoir vécu dans tant de périodes différentes et tant d’endroits, c’était qu’on commençait à se sentir à l’aise partout. De toute jeune djinn rejetée par sa mère sur une île en Grèce, elle était devenue caméléon au fil des années en voyant son assurance et son expérience grandir. Peut-être retournerait-elle sur les traces de son enfance un jour – mais quelque chose la retenait. La peur de voir tous ses efforts piétinés, peut-être. Elle avait réussi à se distraire avec les combats, les illusions, les humains, l’alcool, la danse et les mille couleurs qu’elle portait, mais peut-être qu’au fond d’elle se cachait encore cette enfant abandonnée, et les peurs qui allaient avec.
 
   

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Daisy semblait ravie de passer à l’étape suivante, et enclencha le reste des événements avec une énergie rare. Cela devait être un vrai moteur pour Ofelia songea la djinn, qui devait être stimulée par l’enthousiasme de sa sœur. On imaginait difficilement Daisy rester confortablement en pyjama devant un film, elle avait le type de personnalité dont Daesyn était envieuse et qu’elle essayait souvent de rattraper, de s’approprier. Une aura pétillante, profondément énergisante et lumineuse, qui était la locomotive de nombreux projets, qui tirait tout son entourage vers le haut. Daesyn la connaissait encore mal, mais elle était certaine que cette expérience les rapprocherait et qu’elle aurait l’occasion, elle aussi, de faire partie des wagons que la jeune femme entraînait avec grâce dans son sillage.

Elle fit défiler les tenues devant les yeux émerveillés de la djinn, qui devait déployer des trésors de volonté pour ne pas agripper les vêtements et les enfiler immédiatement, voire les fourrer dans son sac avant de s’enfuir. Tout était extraordinaire, on avait peine à croire qu’ils avaient été imaginés et réalisés par une si jeune adulte, une amatrice de surcroît. Pourtant, Daesyn en avait vu passer, des modes et des tendances, mais la vision de la jeune femme transparaissait dans ses vêtements et elle ne pouvait pas empêcher la distincte impression d’assister à la naissance de grands talents. « Tu plaisantes, tout ce que je peux prendre en sortant d’ici qui ne vous manquera pas, je prends ! Tout est absolument formidable, on dirait que ça a été fait spécialement pour moi. Le travail dans les textures, l’opacité, les nuances… Quel talent ! » S’il y avait moyen de repartir avec le costume tournesol, se disait-elle silencieusement… C’était dommage que les filles aient encore besoin des tenues par la suite, très certainement, mais peut-être que si c’était un succès, elles pourraient réitérer l’expérience.

Avec un sourire, Daesyn se laissa entraîner à l’étape maquillage sans piper mot, se contentant d’acquiescer aux suggestions de Daisy qui savait bien mieux qu’elle ce qu’elle avait en tête et ce qui rendrait le mieux. « Je n’ai pas l’habitude de me faire dorloter comme ça, c’est plutôt agréable. » Elle n’avait pas vraiment l’habitude de laisser d’autres gens s’emparer de ses cheveux ou de peindre son visage, mais il fallait admettre que c’était reposant. Elle était le canvas d’un autre artiste, et ce n’était pas pour lui déplaire. Au bout de quelques minutes de concentration, Daisy avait terminé le maquillage des yeux, qui mettait parfaitement en valeur les pupilles bleu océan de la djinn. Un dégradé charbonneux gris et noir, parfaitement équilibré, élégant sans lui donner l’air d’un raton laveur. C’était impressionnant. « Ça rend vraiment bien… Et ça vient de quelqu’un qui pourrait faire n’importe quoi avec une illusion. Tu peux être fière de toi. Tu fais ça depuis combien de temps ? » s’enquit-elle en fermant de nouveau les yeux pour laisser Daisy poursuivre avec le reste de son visage. Daesyn était excitée comme une enfant.
 
   

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