Winter sales. ♦ Erebos & Daisy

La ville de Seattle, située à des centaines de kilomètres de là où Erebos avait toujours grandi, n’’avait rien à envier en charme à Phoenix, ni même à Washington. Depuis quelques années, le jeune sorcier y accompagnait souvent sa mère lors de réunions professionnelles. Si leurs relations n’étaient certes pas au beau fixe, il appréciait grandement ces instants privilégiés avec une mère qui avait perdu son mari et qui, semblait-il, sombrait peu à peu dans une folie vengeresse que rien ne pouvait enrayer. Reby avait toujours été plus proche d’Eden que de Dahlia, et l’ambition acharnée dont cette dernière faisait preuve depuis la mort du paternel n’inspirait au jeune homme qu’une tiède méfiance.
Clignement. Clignement. Mouvement de tête.
Durant les sessions, Dahlia laissait son fils libre d’errer dans les rues en autonomie -non pas qu’il se serait laissé faire si elle avait tenté de l’en empêcher, et la blonde l’avait bien compris. C’était le cas ce jour-là. Flânant dans les rues du Capitol Hill, mains dans les poches de son pantalon en lin multicolore, Erebos admirait la forme des nuages.
Il faisait surprenamment beau pour la saison, et un soupir d’aise franchit bientôt les lèvres du sorcier. Entre deux crises de clignements d’yeux, le ciel de Seattle était dégagé, et d’un bleu de carte postale qui tirait un peu vers la nuit. Quelle joie immense, ces journées raccourcies ! Plus de temps pour admirer la lune, et les étoiles, lorsque la pollution lumineuse ne revêtait pas les cieux d’un voile plus clair qui empêchait toute observation.
Qui disait ciel dégagé disait températures basses et, malgré le ciré jaune doublé en polaire qu’il avait enfilé, Erebos n’arrêtait pas de frissonner.
Clignement. Clignement.
Il lui aurait fallu une écharpe, un bonnet, quelque chose. Il était mage de la lune, et non pas du soleil. Incapable de se réchauffer.

Au milieu de ses pensées informes, il lui sembla se souvenir d‘une friperie sur Capitol Hill. Quelqu’un lui en avait parlé. Qui cela pouvait-il bien être … Daesyn ? Vraisemblablement Daesyn. La djinne centenaire avait adopté une garde-robe tout aussi éclectique que le sienne. Bon. Il y avait donc une friperie pas loin. Mais où ?
Au hasard des rues, pas résonnants sur le bitume sombre, Erebos se laissa porter par son intuition. Intuition vraisemblablement pas trop mauvaise, puisqu’il ne mit qu’une vingtaine de minutes à se retrouver devant la devanture passée d’un magasin de vêtements d’occasion. Les pièces exposées en vitrine auraient tout à fait pu coller au style de Daesyn … et donc au sien.
« Salut toi. » murmura-t-il entre ses dents, apercevant en seconde ligne une somptueuse écharpe d’un violet profond.
Bon. L’objectif était clair. Entrer, acheter cette écharpe pour ne plus avoir froid en pantalon bariolé et ciré jaune, et ressortir. Pas d’autres achats, pas de coups d’œil inutiles. De la discipline, Erebos.
Clignement. Mouvement de tête. Clignement. Clignement.
En poussant la porte vitrée de la friperie, sentant l’odeur des vieilles fripes envahir ses poumons, le sorcier pensa sobrement que son plan allait être fortement compromis. Alors qu’il marchait docilement vers l’écharpe tant convoitée, un million de pièces attiraient son œil, et tout autour de lui semblait murmurer en un souffle : essaie moi.

On l’aura déjà démontré à ce stade, la force mentale n’était pas à proprement parler le point fort d’Erebos. Erebos était plutôt de ceux qui vident toute une boîte de cookies parce qu’ils sont incapables de s’arrêter. Ou de ceux qui trouvaient l’existence trop lourde, parce que tout était vécu entièrement, plongeant dedans, embrassant la moindre expérience à bras le corps sans parvenir à s’en détacher. De ces âmes écorchées qui ne parvenaient pas à ériger des barrières entre la psyché trop fragile d’un adolescent blond et la douleur latente qui faisait tourner le monde.
Le jeune sorcier, au milieu des étalages multicolores qui fleuraient bon la lessive et la poussière à la fois, aurait été bien incapable de résister. Pas faut d’avoir tenté pourtant. Marchant droit, déterminé, en direction de l’écharpe qu’il avait aperçue dans la vitrine, tentant de mettre des œillères à l’ourlet de ses yeux, Reby était tout entier tendu vers un seul but.
L’écharpe, enfin, surgissant au milieu du chaos des fripes qui l’appelaient. Dans son champ de vision, elle miroitait dans la douce lumière de la boutique, comme ce phare dans la nuit qui guiderait le jeune homme à bon port. Il touchait presque au but, il n’avait qu’à tendre la main, et …
Dans son champ de vision jaillit la silhouette frêle et fine d’une jeune fille. Asiatique, bien habillée avec une robe à peine trop courte pour la saison, elle semblait évoluer avec aise dans les rayonnages bouillonnants.
Clignement. Mouvement de tête. Clignement. Clignement.
Poursuivant son monologue sans attendre de réponse, la vendeuse (car ce devait être une vendeuse, non ? Il n’y avait guère que les vendeuses pour papillonner de la sorte dans ce genre de magasins) tira de l’un des portants une chemise émeraude dont le tissu satiné accrocha immédiatement la lumière. Elle le positionna à hauteur du torse d’Erebos, manœuvre habile de jaugeage pour vérifier que sa trouvaille convenait à la corpulence de sa jeune proie.
Car il était une proie, désormais. Attiré subtilement dans le filet de la consommation par une vendeuse, à l’air à peine sortie de l’adolescence, qui le dévisageait avec un sourire des plus sincères.
Clignement. Clignement. Clignement.
« Je … c’est que … »

Le babil de la jolie asiatique finit par l’emplir d’un certain sentiment de confort. Non pas qu’il ait été mal à l’aise auparavant car, rappelons-le, il serait vraiment difficile de mettre Erebos mal à l’aise. Enfin, la vendeuse arrêta de parler et le sorcier, langue déliée, put enfin laisser filtrer une parole.
« Je suis juste de passage, et … j’ai vu une écharpe. »
D’un mol geste de la main, il tenta de désigner le soyeux tissu violet qui avait séduit son regard. Mais le mal était fait : arrêté dans sa course, désormais chaque pièce lui sautait au visage comme cet ensemble indispensable qui manquait à sa garde-robe. Il voulait tout essayer, tout voir, sentir les tissus disparates frotter ses longs bras fins et demander son avis à cette jeune demoiselle bien trop enthousiaste pour lui.
Oui, Erebos était pris au piège. Mais un piège délicieux, dans lequel il se vautrerait bien volontiers durant une partie de l’après-midi … il n’avait pas la force de refuser.