I've got a good feeling (Reby)

Fin d’après-midi à l’appartement, et Erebos contemplait les nuages de condensation qui s’échappaient de sa bouche. Il avait certainement dû oublier de payer la facture de chauffage au gaz. Ou bien une fenêtre était-elle restée ouverte contre son gré ? Quoi qu’il en soit, la température à l’intérieur du taudis où habitait le jeune sorcier était plus proche de celle des rues que de ce à quoi on aurait pu s’attendre en entrant dans un immeuble, si mal isolé soit-il.
Peu lui importait. Il ne craignait guère le froid. Au contraire, la sensation à la fois douce et brulante de ses doigts engourdis prenant une teinte violacée lui apparaissait comme un délice dangereux auquel il avait du mal à renoncer. Cela étant, il commençait à avoir froid aux oreilles.
En quête d’un bonnet, il retourna une bonne partie de l’appartement désordonné, avant de tomber sur un casque de ski dont il se dit que cela ferait l’affaire. Ainsi affublé, il ressemblait à une sorte de Bomberman des stations de sports d’hiver, un cosmonaute de la poudreuse. Sans avoir conscience du ridicule profond de se promener ainsi seul dans son appartement avec un casque de ski sur la tête, le sorcier parada face à son miroir, contemplant dans son reflet le satiné parme du casque autant que le granulé bleu des cernes tapissant son visage.
Reby dormait mal, en ce moment.
Il posa quelques instants le bord de son casque contre le miroir tâché de la salle de bain, fermant les yeux pour entendre le son de ses propres pensées ; jusqu’à ce qu’un son le tira de sa rêverie. Un léger poc sur la porte de l’appartement. Sans doute quelqu’un qui, descendant les escaliers, avait heurté le battant au hasard. Avait-il seulement fermé la porte ?
Se redressant vivement, le blond fit un clin d’œil à sa réflexion dans le miroir avant de traîner des pieds jusqu’à l’entrée de l’appartement pour vérifier que l’appartement avait bien été fermé à clé. Tout de même, la sécurité de l’immeuble était faible, pas la peine de carrément inviter les cambrioleurs à entrer.
Tout en tics envahissants et en équipement de sport d’hiver, Erebos tendit la main vers la serrure lorsque … BOUM BOUM BOUM.

Ok. Cette fois-ci, quelqu’un avait frappé chez lui. Difficile d’imaginer autre chose. Cela demeurait asse bizarre, puisque le jeune thanatopracteur n’attendait personne. Peu de gens, à part sa famille, connaissaient son adresse. Se pouvait-il qu’il s’agisse de la voisine rousse qui venait lui demander à son tour de la farine et des œufs ?
Clignement. Clignement.
Coupant court à ces considérations, Reby ouvrit le battant à la volée.
Sur le seuil se tenait un jeune homme, de quelques années son cadet, à l’air extrêmement nerveux. Avec son visage adolescent et ses rollers sur le dos, il avait tout du jeune américain lambda. Mais son visage, à la peau sombre et aux yeux rieurs, évoquait quelque chose à Erebos … un pote d’Ezra, peut-être ? Le sorcier le fixa quelques secondes, silencieux, son casque sur la tête. OUI ! Le Lightstorm que son cousin lui avait présenté, nerveux comme tout, craignant sa réaction, et qui avait eu l’audace de le battre à Mario Kart !
Clignement. Clignement. Mouvement de tête. Clignement.
On aurait pu, en cet instant, se questionner sérieusement sur les priorités d’Erebos quand aux informations retenues. Que le bel ébène en face de lui soit un dragon, un Lightstorm, de ceux qui étaient réputés pour avoir détruit le monde et toutes ces autres sottises, ne l’atteignait pas le moins du monde. Ezra était libre de fréquenter qui il voulait. Et puis, ce n’était certainement pas un gamin de 18 ans qui allait mettre le feu aux poudres et créer une seconde guerre. En revanche, le fait d’avoir été deuxième à Mario Kart, ça, Reby le vivait plutôt mal. Lui qui se targuait auprès de qui voulait bien l’entendre -c’est-à-dire, personne- d’être un as du volant s’était fait ridiculiser. Les jeunes, de nos jours, n’avaient plus aucun respect.
Comment s’appelait-il, déjà ? Adrian ? Aidan ? Ayam ? … Aidan. Sans doute Aidan. Aidan Lightstorm. Sur le pas de sa porte. Visiblement nerveux et extrêmement impatient.

Le dragon entra tel un boulet de canon dans l’appartement glacial et mal rangé, deux mains agrippées à son sac à dos comme à une bouée de sauvetage.
« Comment ça, tu passais dans le quartier ? »
Erebos était perplexe. Pas de salutations, pas d’entrée en matière, pas de réponse à la question posée. Il ne comprenait pas ce qu’Aidan faisait là, et il en était très curieux. Les Lightstorm ne résidaient pas du tout à Phoenix, ni en Arizona d’ailleurs.
« Tu reviens d’être allé voir Ezra, c’est ça ? » glissa-t-il à son cadet avec un clin d’œil.
Sans malice aucune, bien sûr. Nous avons maintes fois démontré qu’Erebos était loin d’être capable d’une quelconque malice et, s’il avait été en mesure de percer à jour le petit manège de son cousin et d’Aidan, il se serait bien gardé de le faire remarquer à l’un d’entre eux.
Clignement. Mouvement de tête. Clignement.
« Enfin bref, c’est pas mes affaires, déso. Tiens, fais comme chez toi. » reprit le sorcier en désignant à son invité le canapé défraîchi et la table basse jonchée de diverses bricoles qui ne faisaient de sens pour personne d’autre que pour lui. « Tu veux un truc à boire ? J’ai de la Pandore et du jus de goyave … enfin je crois. »
Car en reniflant le contenu rose orangé de la bouteille en plastique, Erebos n‘était soudain plus tout à fait sûr de l’odeur qu’aurait dû avoir la goyave. Le liquide non identifié aurait tout aussi bien pû correspondre, pour ce qu’il en savait, à du jus de pamplemousse ou de papaye. En tout cas, si c’était de la mandarine, ça avait sacrément tourné.

Aidan parlait beaucoup. Est-ce-qu’il avait autant parlé la dernière fois qu’Erebos l’avait croisé ? Pas sûr … mais difficile de se souvenir. En entendant l’adolescent traiter son quartier de moisi, le sorcier haussa les épaules d’un air blasé. Il n’avait pas la moinde idée de ce à quoi ressemblait la demeure des Lightstorm, mais si elle ressemblait un tant soit peu à ce que les Stonegold possédaient en bordure de Phoenix, alors effectivement son petit immeuble mal isolé devait passer pour un trou à rats. Il le savait. Peu lui importait ; c’était là le prix de l’indépendance. Il avait voulu prouver à sa famille qu’il s’en tirerait tout seul, et il s’en tirait tout seul. Certes, son appartement faisait la taille de la salle de bains privée d’Alaska, mais c’était son royaume. Ce joyeux fouillis, semblable à une chambre d’adolescent qui n’aurait jamais grandi, était son petit cocon désormais. Cocon qu’il quittait somme toute assez peu, à part pour retourner faire ses lessives au manoir ou pour travailler, tout simplement.
Le canapé, usé jusqu’à la trame mais avec ce moelleux si confortable qu’il retirait l’envie de s’en lever un jour, accueillit bientôt un Aidan toujours aussi volubile et agité, qui attendait sans impatience le verre de Pandore demandé à son hôte.
Farfouillage et clignement d’yeux, le sorcier parvint finalement à trouver deux verres propres qu’il remplit du liquide transparent et fortement alcoolisé avant de venir s’asseoir aux côtés du Lightstorm. Ce dernier avait adopté une posture plutôt bizarre, agenouillé sur le canapé, comme s’il n’était pas trop sûr de savoir comment on faisait pour s’asseoir. L’effet produit était curieux, même pour Erebos -et nous rappelons au lecteur étourdi qu’il en fallait beaucoup pour intriguer Erebos.
Ainsi donc, le jeune homme était venu le voir. Lui, spécifiquement. Cette seule pensée arracha à Reby un sourire sincère. Il aimait bien recevoir des gens, mais la plupart le trouvaient bizarre et, s’il en avait bien conscience, il ne voyait pas trop comment modifier l’opinion que les autres avaient de lui. Sans filtre, sans barrière, le Stonegold était un jeune homme bien trop dans la lune pour que des concepts aussi dérisoires que les normes sociales ou la date de péremption des aliments pénètrent son esprit sans cesse en ébullition.
« C’est cool ! » réagit-il en secouant la tête. « ça me fait plaisir de t’accueillir en mon humble demeure. »
S’il avait été debout, Erebos aurait certainement enchaîné sur une modeste courbette, mais à la place un salve de clignements d’yeux intempestifs tourmenta son visage clair.

La remarque de son invité lui fit instantanément porter la main à son crâne. Un geste trop rapide qui provoqua, en percussion de ses phalanges et du revêtement plastique, un étrange bruit de résonance avortée. Le casque.
« Heu, non … » balbutia Reby, manipulant de ses doigts malhabiles l’attache de son équipement de ski. « En fait … j’avais froid. Et j’ai pas trouvé de bonnet. Parce que je sais plus où ils sont rangés. »
Comme si l’explication se suffisait d’elle-même et qu’il était tout à fait courant de porter un casque de ski lorsque l’on avait froid aux oreilles et que l’on ne retrouvait pas de bonnet.
Clignement. Mouvement de tête. Clignement. Clignement.
Tendant finalement à Aidan le verre à demi-rempli de Pandore qu’il avait posé sur la table basse, Erebos déclara sur le ton solennel qu’adoptaient les politiciens lorsqu’ils portaient un toast :
« Eh bien, mon cher Aidan, aux sports d’hiver et à Mario Kart. »
Et il engloutit d’un coup la moitié de son verre, un peu trop chargé. La Pandore était le nom de l’on donnait à l’absinthe blanche. Un alcool fort, pouvant aller de 40 à 70 degrés. Avec ça, à coup sûr, il n’aurait plus besoin de casque pour se réchauffer les oreilles. Le liquide lui brûla vaguement l’œsophage, laissant sur ses papilles un goût de plante résiduel qui se révélait des plus agréables.
Un instant, le blond se demanda si Aidan était majeur. Il devait être majeur, non ? Il ne lui aurait sans doute pas demandé d’alcool s’il n’avait pas été majeur. Ou alors, c’était un fieffé garnement. Est-ce qu’Ezra était majeur, d’ailleurs ? Erebos avait tendance à oublier leur différence d’âge … Ezra devait être majeur. Peut-être.

A son tour, le sorcier Stonegold osa questionner son interlocuteur sur son comportement de jeune escargot stressé. Nous aimerions vous dire qu’Erebos avait depuis le début remarqué qu’Aidan avait conservé son sac à dos. La vérité, hélas, comme souvent avec le jeune homme, était toute autre : le sorcier venait seulement de constater que son invité n’avait toujours pas retiré sa maisonnette.
« Tu sais qu’tu peux poser ton sac, hein ? J’veux dire, sauf s’il y a des trucs top secrets à l’intérieur. »
Et, à ces mots, il but une nouvelle lampée de Pandore, laissant la chaleur de la boisson trop forte descendre derrière ses côtes et jusqu’à son estomac.
Après tout, il pouvait très bien y avoir des trucs top secrets à l’intérieur.

La réaction d’Aidan à sa première gorgée de Pandore, de l’extérieur, avait quelque chose d’assez drôle. Ses yeux sombres venaient de virer au rouge feu et il paraissait se consumer de l’intérieur sous l’assaut intolérable du liquide alcoolisé. N’importe quel être humain normalement constitué aurait remarqué le comportement étrange du jeune dragon et sa difficulté à dissimuler le fait qu’il n’avait jamais consommé de Pandore. Sauf que, vous l’aurez compris, Erebos n’était pas n’importe quel être humain, et il était tout sauf normalement constitué.
L’allure bizarre d’Aidan, et sa voix d’outre-tombe lorsqu’il lui répondit après une gorgée d’absinthe, passèrent complètement au dessus de la tête casquée du jeune sorcier. Et pour cause : celui-ci tentait vainement de dégrafer son casque de ski, pour avoir moins l’air d’un Bomberman en déroute. Pourquoi est-ce-que les fabricants de casque de ski, ces temps-ci, avaient décidé de mettre toutes sortes de fermetures sauf de simples petits clips ? Enfin, c’était tout de même plus simple, non ?
Pendant que Reby, en proie aux clignements d’yeux intempestifs, trifouillait les attaches de son casque, son attention s’était complètement détournée de son invité, si bien que brièvement, très brièvement, Erebos en faillit oublier que quelqu’un était là. Ce n’est que le hemmage nerveux d’Aidan, qui s’était finalement décidé à poser son précieux sac à dos et à prendre une seconde gorgée d’alcool, qui fit ré-atterrir le Stonegold.
Le fermoir céda enfin entre les deux maisn gauches d’Erebos.
En retirant son casque, il poussa un petit glapissement de joie et sourit à Aidan :
« Eh, c’est bon, j’l’ai enlevé, regarde. »
Maintenant que l’alcool circulait tranquillement dans son sang, le sorcier était nettement plus détendu, et surtout nettement moins frileux. Il sentit la douce roseur de l’ivresse envahir des joues et ses oreilles, picotements des plus agréables en cette période hivernale. Ses tics s’espaçaient, et il se sentit enfoncer mollement dans le canapé défraîchi.
Clignement. Clignement.

Intrigué, Reby observa Aidan agiter ses doigts dans les airs. Avait-il appris la magie de la lune, lui aussi, et ses habiles chorégraphies digitales ? Et puis il se reprit : Aidan était un dragon. Les dragons ont leur propre type de magie. Bientôt, de al volonté de l’adolescent jaillit une petite flamme, dansante, qui devint oiseau de feu et se posa sur le dossier du canapé, juste à côté du visage d’un jeune sorcier effrayé autant qu’il était fasciné.
« Ouaaaaaaaaaah … »
Ses cheveux blonds, libérés du joug du casque, devaient avoir un aspect des plus décoiffés, mais Erebos n’en avait aucune conscience. Un petit moineau enflammé sautillait à quelques centimètres de son visage, et c’était tout ce qui importait pour l’instant.
« C’est si stylé ! » Puis, approchant sa main de la douce vague de chaleur qui émanait de l’animal. « Je vais l’appeler Cal. Le diminutif de Calor. … toi et moi, Cal, on va être super copains pendant toute ta petite vie ! »
Clignement. Clignement. Mouvement de tête. Clignement.
Les pensées dans son esprit commençaient à se déliter sous l’effet de la Pandore. Cela portait bien mal son nom, finalement. Si l’on considérait que le crâne d’Erebos était une boîte contenant tous les maux du monde, Pandore aurait dû libérer tous ces malheurs sur le monde. Hors là, plus il buvait de larges gorgées, plus le poids de l’univers sur les épaules trop fragiles du sorcier s’atténuait. Il pensait toujours, mais les idées en lui s’écoulaient avec fluidité, comme le cours tranquille d’un ruisseau.
Son regard apaisé se tourna de nouveau vers son invité.
« Merci, Aidan. »
L’adolescent avait l’air moins nerveux, lui aussi. Il semblait se laisser aller à un sourire plus franc, plus doux. Un sourire qui donnait envie à Erebos de lui sourire en retour. Seul son sac à dos semblait toujours l’inquiéter, au vu des petits coups d’œil qu’il lui lançait de temps à autre.
Le sorcier, avec son tact légendaire, mit les pieds dans le plat sans l’ombre d’un remords.
« Et du coup, James Bond, tu nous a rapporté quoi aujourd’hui ? Un Bat-grappin ? L’armure d’Iron-man ? Tes propres manettes de Switch parce que tu penses que ça t’aidera à gagner ? »
Il mélangeait les univers, il le savait et il s’en moquait.
Erebos se sentait bien, en confiance, il était heureux d’avoir de la visite. La présence d’Aidan en elle-même, au-delà de la présence de bébé Cal et de l’absinthe qui l’enivrait, emplissait l’appartement d’une chaleur douce et franche, comme un après-midi au coin du feu.

Le picotement presque un peu sourd de l’alcool au bout de ses doigts tira un sourire à Reby. Plus les minutes passaient, plus le jeune homme s’enfonçait dans une sorte de molleton confortable en la présence du jeune dragon. Une part de lui, quelque part, celle qui avait lu les livres d’histoire, savait qu’ils auraient dû se haïr. Leurs familles étaient dissemblables et leurs convictions ennemies. Cela étant, si vous suivez Erebos depuis longtemps, vous savez déjà très bien qu’il ne s’embarrasse pas de ça. A vrai dire, Erebos ne s’embarrassait de rien, preuve en était du casque de ski et de cette consommation de Pandore au beau milieu d’après-midi. Alors, Lightstorm, Stonegold, ce n’étaient que des patronymes. Vides et creux comme des coquillages délaissés.
Bébé Cal, à son côté, teintait doucement le salon d’une chaleur bienvenue.
Pourtant, Aidan avait l’air gêné. Aidan avait l’air gêné et n’importe qui l’aurait vu, aurait senti dans ce regard un peu troublé par la Pandore que sa demande était mitigée et son humeur, aléatoire. Pas Erebos. Erebos se contenta de le regarder, un peu fixement, un peu trop fixement sans doute, sans se douter une seule seconde que sous le feu de son regard le jeune dragon se consumait.
Mouvement de tête. Clignement. Clignement.
Un cadeau. Pour Ezra.
Reby repartit d’un grand rire, enfila une gorgée de Pandore, et se précipita tant et si bien qu’il faillit s’étouffer avec. Toussotant, crachotant, il contempla d’un air heureux, avec des larmes de douleur dans les yeux, son invité trop incertain. Yeux baissés, ton soudain plus fragile … on décelait la peur. L’appréhension, plutôt. Mais Reby n’y prenait pas garde, il se contenta d’un nouvel éclat de rire en toussotements aléatoires.
« C’est … avec ça que tu vas sauver le monde, zéro zéro sept ? »
Enfin, avec les paroles qui suivirent, le malaise du jeune dragon finit par sauter aux yeux de son hôte. Aidan était préoccupé, Aidan était honteux, Aidan était embarrassé. Erebos se fit très sérieux -du plus sérieux qu’on pouvait l’être quand un gamin de 18 ans vous battait systématiquement à Mario Kart et qu’il venait vous présenter un cadeau pour votre cousin.
« Hey, gars. » commença-t-il doucement, la gorge toujours râpée par l’absinthe. « T’as pas à t’sentir con, c’est hyper gentil de ta part. Ez sera très heureux. »
Il confondait un peu les intentions de son cousin avec lui-même, sans doute. Lui, Erebos, aurait été très heureux d’avoir un cadeau d’un ami à Noël. Il ne savait pas comment réagirait Ezra. Au pire, si le petit brun n’en voulait pas, son aîné blond pourrait le prendre. Mais, curieusement, il en doutait.
Clignement. Mouvement de tête. Clignement. Clignement.
« … je peux ? »

Sur un geste de tête d’Aidan, le jeune homme ouvrit la pochette sombre, écartant les liens coulissants. A l’intérieur de celle-ci se trouvaient des instruments bizarres, avec lesquels un magicien aurait pu torturer une fée. Mais ce n’était pas ça, cela ne devait pas être ça. Pour mieux comprendre, Reby étala sur la table basse le contenu du petit cadeau, vert pomme dans le jour déclinant.
On aurait dit des instruments de musculation, mais genre, minuscules.
« Je suis désolé, Aidan, mais … je sais pas ce que c’est. »
Certains disent qu’il faut être fort pour savoir admettre son ignorance. Erebos n’était pas fort ; il était juste ignorant, et il l’avouait sans détour, plantant son regard de sorcier dans les prunelles de son invité. La réponse du Lightstorm lui arracha un sourire.
« Je vois … j’avais jamais vu des trucs comme ça ! »
Il entreprit, maladroitement, de ranger dans leur noir écrin tous ces petits objets bizarres qui, il l’avait appris désormais, servaient à se muscler les mains.
« Je le donnerai à Ez, t’inquiète. Et j’suis sûr qu’il va adorer. »
Sans se douter un seul instant que sans doute Ez adorerait tout ce qu’Aidan avait touché, et que le simple fait que cela vienne de lui drapait ces instruments d’une félicité nouvelle.

La Pandore tendait à monter, et Erebos papillonnait des paupières et de l’attention. Aidan parlait beaucoup, beaucoup trop, il était mal à l’aise et ça aurait sans doute crevé les yeux à n’importe quel être humain. Mais Reby n’était pas n’importe quel être humain, et la gêne de son invité lui passa totalement au-dessus. Il se contenta de hocher la tête, avec un air sur le visage comme s’il buvait toutes les paroles du jeune Lightstorm à demi-ivre.
Clignant des yeux à l’infini, le blond sorcier contempla, coi, Aidan qui plongeait tête première dans son trop précieux sac à dos. Un rire de crécelle éclata, venant leur ravir le silence. La scène avait quelque chose de tellement comique, tandis que le dragon de feu farfouillait parmi ses affaires.
« Hahaha, mais t’as vraiment un truc avec ce sac ?! »
Il bondit de plusieurs centimètres lorsqu’Aidan sortit, triomphal, une enveloppe crème à larges rabats. Qu’est-ce qui lui prenait de crier comme ça ? Le cœur du sorcier s’affola, croyant sans aucune raison particulière sa dernière heure bien arrivée. Mais non. Non. Il était toujours bien vivant, engoncé dans son canapé, et si le brun avait crié c’était parce qu’il devenait soûl.
Clignement. Clignement. Mouvement de tête. Clignement.
La Pandore les faisait tanguer, et le monde entier virevoltait derrière leurs prunelles anonymes. Il n’avait pas songé un seul instant, au lieu de payer ses factures, à s’acheter autant d’alcool, mais il apparaissait maintenant que ça pouvait être solution à une partie de ses problèmes. Celui du chauffage, au moins. Les oiseaux de feu du Lightstorm ne seraient pas là toute la nuit, alors que ses réserves si. Hum. Peut-être, sinon, pourrait-il actionner le four et en laisser la porte ouverte pour que sa chaleur se répande ? Une nouvelle solution créée. Décidément, l’esprit clair, Reby conclut avec folie que la Pandore solutionnait tous les grands soucis de sa vie.
Aidan parlait, mais encore trop, il tira le blond des rêveries d’un appartement bien chauffé. Tout dans son regard adolescent semblait traduire la gravité. Erebos faillit l’interrompre pour demander pourquoi sa tante n’aimait pas qu’Ezra fasse du sport, mais ça paraissait accessoire. La pièce soudain s’était emplie d’une solennité incroyable, les flammes projetant sur les murs les ombres d’un Aidan sincère.

Bien d’autres individus auraient décelé, derrière l’attitude étrange du dragon, ivre comme par inadvertance, qu’il y avait comme anguille sous roche. On pourrait même, sans trop s’avancer, parler de baleine sous gravier. Mais le Stonegold se contenta de plisser ses yeux trop clairs avec une lueur de défi.
Mouvement de tête. Clignement. Clignement.
« Est-ce-que t’es en train de m’embarquer dans tes combines d’agent secret ? » osa-t-il, soupçonneux, incapable de dire vraiment s’il était ironique ou non.
Car au fond, cela importait peu, il saurait être digne encore de la confiance de son ami. Enfin, était-ce un ami ? Difficile à dire. Un ami d’Ezra, plutôt. Mais tous ceux qui aimaient Ezra seraient à jamais ses amis. Du moins, ainsi raisonnait-il.
« T’inquiète, Aidan. C’est super cool, c’que tu fais. » finit-il par se décider. « Je ferai super attention pour porter ces trucs à Ezra. Un vrai ninja ! »
Se redressant face au Lightstorm, il battit l’air de ses deux bras, feignant des prises de jujitsu ou ces autres arts martiaux bizarres qui insistaient sur la vitesse. Incapable de mesurer la portée réelle de ses gestes, il envoya valser le casque de ski, laissé posé là un peu plus tôt, qui roula sur le parquet sale. Oups. En tentant de le rattraper, il donna un coup dans Aidan, ou dans la table, ou dans les deux, et s’excusa maladroitement avec un sourire enthousiaste.
Rien de tout ça n’avait de sens. Rien de tout ça n’était logique. Pourtant Erebos tâcherait d’être à la hauteur, pour Ezra. Il lui porterait ce cadeau et cette lettre confiés par Aidan, tel un lutin du Père Noël croisé à un agent secret.
Rien que pour son air tout surpris, Reby se languissait d’avance d’attendre le repas de Noël.