CALIRAN ◑ did you see the flares in the sky

Un havre de paix au milieu des tempêtes. Voilà ce qu’évoquait le Nymph Garden pour Caliban. Il y était bénévole, y passait le plus clair de son temps libre, et pourtant chaque fois qu’il franchissait le portail défraîchi du petit jardin partagé, tout le reste semblait se mettre en pause. Une bulle, protégée des vents contraires et tourbillonnants qui s’agitaient à l’extérieur. Parfois, le nymphe aérien se disait qu’il aurait aimé, d’une manière où d’une autre, que le jardin puisse se nicher à l’intérieur de sa poitrine et que, partout où il aille, il emmène avec lui cette sérénité profonde. Hélas, l’injection de jardin par intra-veineuse n’avait pas encore été inventée, et Caliban devait puiser son calme ailleurs.
Ce jour-là, un de ces jours ordinaires où la vie est si fluide qu’elle passe sans s’imprimer dans la mémoire, Ciarán était avec lui. Un des frères cadets de Casey, que son comparse au Conseil de la Nuit lui avait présenté avec le sourire plein d’appréhension de celui qui aimerait que ses amis s’entendent bien entre eux. La fratrie des Cearbhall, pour Cal qui était enfant unique, recelait autant de mystères que les couleurs claires de la nuit.
Les mains enfouies dans le terreau, le texan s’attelait à aérer le sol. Ciarán, à ses côtés, semblait tout entier dévoué à la floraison de ses tournesols. Avec le sourire bienveillant d’un paternel avisé, Cal se garda bien de préciser à son ami que les semis de tournesol risquaient de geler, et qu’il aurait été plus sage de les remettre en terre en mai. Le nymphe des eaux se montrait bien souvent, comme ses frères, impatient et tumultueux. Il n’était pas l’eau calme et stagnante de ces étangs forestiers que l’on croise au détour d’un chemin de randonnée. Non, Ciarán était l’océan, la marée montante, les vagues qui s’écrasaient avec violence contre les rochers avant de se retirer, brisées, rejoindre leurs successeuses. Aussi, de peur de rompre l’atmosphère détendue de ce moment, Caliban préféra se dire que son ami trouverait le moyen de faire vivre ses plantes.
Il se reconcentra donc sur la matière sombre et humide qui entourait ses mains.
On parlait de rendre « meuble » la terre. En vérité, il s’agissait simplement de faire entrer l’air entre les mottes, de créer de l’espace dans l’humus pour que la vie puisse s’y développer. Car sans la vie les cultures n’était rien. Caliban se concentra, fermant les yeux de malhabiles battements de cil, et souffla longuement le long de son bras gauche. Comme à chaque fois qu’il utilisait son pouvoir, il sentit son expiration dévaler son biceps, se lover dans son coude et s’amplifier jusqu’à rejoindre son poignet et la paume de sa main. Il avait de l’air au bout des doigts désormais, un air auquel il intima de s’éparpiller dans la glaise où il ferait, plus tard, des semis de radis.

Sourire ravi étirant son visage, il tourna ses yeux trop clairs vers le visage de Ciarán.
« Je suis sûr qu’on s’en serait bien sortis en scrapbooking aussi, Ciarán. Imagine : le bruissement des ciseaux, l’odeur de la colle, les feutres colorés … ça ne te tente pas ? »
Le ton était malicieux et l’intention, taquine. Il aurait eu du mal à imaginer Ciarán penché sur des papiers multicolores, découpant avec application et calligraphiant aux stylos pailletés. Se relevant maladroitement, le nymphe essuya sur son tablier kaki ses mains couvertes de terre. Brune, tachetées, les ongles sales. Pourtant rien, jamais, n’aurait su le combler autant.
Une légère bourrasque hivernale agita la canopée au-dessus d’eux, tirant à Ciarán une nouvelle taquinerie.
« Zut, j’ai oublié mon cerf-volant … tu ne voudrais pas m’en scrapbooker un autre ? » réagit Caliban sur le ton le plus sérieux qu’il put.
Le nymphe eut un regard en coin pour son camarade, guettant sa réaction. S’il avait été plus jeune et moins sérieux, sans doute aurait-il tiré la langue au scénariste pour souligner son trait d’humour. Mais Cal n’était plus vraiment jeune, et un peu trop sérieux. Avisant l’air de son ami, il finit par pouffer. Un rire sincère, témoignage presque silencieux de la complicité qui régnait entre eux.
Une nouvelle risée de vent envahit la parcelle, poussant le bénévole à s’activer quelque peu :
« Blague à part, tu veux bien venir m’aider à mettre des filets autour des citronniers ? »
Les arbres fruitiers, et surtout les agrumes, toléraient bien mal la froidure de l’hiver. Chaque année, on les enveloppait donc dans une sorte de voile de tissu, écharpe gigantesque qui les protégerait du gel. Caliban aimait à penser qu’il protégeait ainsi l’âme des arbres. Autant qu’il apaisait la sienne.

L’air faussement vexé de Ciarán tira un nouveau rire à Caliban. Il aimait tant ces instants de complicité. Les mots n’étaient pas forcément utiles, ils étaient de simples accessoires dans une amitié qui se passait de longues palabres et d’insipides fioritures. Ils étaient là, simplement. Bien ensemble, heureux de pouvoir mettre les mains dans a terre et de faire s’épanouir sous leurs yeux quelque chose de tangible, de nouveau … quelque chose de beau.
Il laissa un instant son confrère pour s’aventurer dans l’abri de jardin, y chercher la délicate étole dont ils pourraient envelopper les citronniers. Bien sûr, Caliban aurait pu, avec ses pouvoirs, effectuer cette tâche tout seul. Mais où était le plaisir ? Le nymphe se repaissait de ces instants de grâce où la vie se faisait douce et le sourire présent. Lorsqu’il revint vers Ciarán, celui-ci s’excusa presque de ne trop savoir comment s’y prendre. Le ton restait fier, et la bouche largement fendue d’un sourire des plus pénétrants, mais Cal voyait bien, derrière les iris sombres de son ami, la flamme de la frustration danser. Il haussa les épaules, ton bienveillant.
« Tout s’apprend, Ciarán. Rome ne s’est pas construite en un jour. Le Nymph Garden non plus. »
La honte, la frustration pouvaient être des émotions négatives, qui tiraient vers le bas. Mais elles savaient aussi s’accompagner d’humilité. Et l’humilité était un terreau des plus fertiles pour apprendre, Caliban en était persuadé. Pour les apprentissages, il fallait d’abord admettre que l’on ne savait pas, reconnaître que d’autres savaient mieux que soi, et puis accepter les critiques constructives de ces autres. Un travail sur soi difficile, que l’on est forcé à faire dès l’enfance lorsque l’on va à l’école, mais qui peut s’avérer nettement plus délicat à l’âge adulte, lorsque les personnalités deviennent plus affirmées et les domaines d’expertise bien plus pointus.
Cal avait eu la chance de grandir avec une mère qui lui avait tout appris, dans un pays sec où les vents avaient forgé le paysage et enveloppé chaque massif rocheux. Cela ne faisait pas de lui un spécialiste, loin de là ; le trentenaire ne savait que trop bien qu’il n’arrêterait jamais d’apprendre, de s’enrichir, son esprit comme une rivière vorace qui engloutirait le savoir. Pour autant, il se savait maître de son élément, autant qu’il était incapable de manipuler l’eau, spécialité de Ciarán. Le brun savait faire tant de choses que Caliban ignorait ; et inversement. Rien de tout cela n’était une fatalité, au contraire. Leur amitié se construisait sur leurs différences autant que sur leurs similitudes.
S’il n’avait pas eu des filets sur les bras, Cal aurait certainement posé une main tiède sur l’épaule de son ami.
« T’en fais pas, on va faire ça ensemble. »

Arrivé à proximité des citronniers, le Conseiller des airs déposa au sol la charge légère des filets, prêt à empaqueter les arbres fruitiers de leurs modestes écharpes. La remarque de Ciarán arracha un petit rire à son ami. Cal n’était pas le commandant, il ne l’avait jamais été et ne le serait probablement jamais. Les responsabilités qui lui avaient échu étaient un poids autant qu’une frustration. Il s’en acquittait consciencieusement, mais la tâche était ardue pour lui ; et chaque jour elles mettaient sa colère à l’épreuve. Alors il claquemurait tout, ses peines et son agacement, pour laisser s’exprimer la joie, le calme la volupté. Surtout auprès de Ciarán.
« Rompez, private. » pouffa-t-il. « Tiens, regarde, il faut l’enrouler comme ceci. »
Et, joignant le geste à la parole, il montra à un Ciarán intéressé comment ils pouvaient, à deux, enrubanner les arbres pour les protéger du froid.
« Tu as du temps devant toi ? Cela risque de prendre une bonne demi-heure, si l’on veut faire tous les arbres. »
Caliban était de ces hommes qui n’étaient jamais pressés, comme s’ils avaient tout l’univers qui les attendrait en cas de contre-temps. Il préférait prendre le temps de chaque chose, y apporter le plus grand soin, et tenter de ne rien négliger. Combien de fois lui avait-on reproché d’être en retard, des remarques balayés d’un sourire bienveillant et d’un simple « ce que je faisais avant de venir n’était pas moins important » ? Car dans l’esprit du nymphe, tout avait de l’importance. Le moindre sourire, la moindre caresse, la moindre parole était un cadeau qu’il lui faudrait chérir.
Raison pour laquelle il protégeait les citronniers du froid. Raison pour laquelle il protégeait le jardin du monde extérieur. Raison pour laquelle il aurait voulu protéger Ciarán de ses propres démons.
Caliban marqua une pause, regardant avec affection la concentration investie par son ami dans cette simple tâche d’empaquetage. Sourcils froncés, le nymphe procédait avec application, comme pour ne pas déroger d’un centimètre à la méthode enseignée par le jardinier. Cela avait quelque chose de très touchant, au fond, cet homme qui voulait apprendre. Cal eut un sourire discret.
« Je suis content que tu sois venu avec moi, Ciarán. »

La main de Ciarán, sur son épaule, lui fit l’effet grisant et calme d’un arc-en-ciel après l’averse. Dans ce monde accéléré où l’on s’use à la vitesse d’un bolide, où l’on ne peut que se rider comme au soleil une méduse, l’amitié sereine et confortable entre les deux hommes était comme une bulle intemporelle. Quelqu’un avait appuyé sur avance rapide, les obligeant à filer toujours plus loin, à courir toujours plus vite sur la piste de leurs avenirs ; et seuls ces moments privilégiés remettaient le monde à l’endroit. A l’endroit où il devait être, à l’endroit où chacun devrait se placer.
Caliban eut un sourire complice pour son comparse alors que celui-ci l’abandonna quelques instants, se munir de nouveaux filets. L’aérien se redressa pour admirer le travail accompli. Il était, il est vrai, nettement plus simple d’accomplir ce genre de tâches à deux. Et nettement plus apaisant. Dans la tranquillité du Nymph Garden, rien n’avait d’importance que l’attention portée aux choses. Cal faisait attention à Ciarán, il faisait attention aux plantes, aux arbres et aux fleurs, ce présent inconditionnel que la nature leur avait offert.
La généreuse mère nature, qui n’avait rien demandé en échange, qui offrait simplement la lumière, la nourriture, l’eau, à tout ceux qui la parcouraient. Le tout dans un équilibre fragile et délicieux retrouvable partout sur terre. Elle était ce pour quoi Cal n’aurait jamais cesse de se battre. La force tranquille et stable, l’équilibre au cheveu près de l’univers.
La vie.

Au bout de plusieurs minutes à vagabonder dans ses pensées, le nymphe commença tout de même à se questionner sur ce qui pouvait prendre tant de temps à son ami. Après tout, Ciarán savait aisément s’orienter dans le jardin, l’appentis était bien rangé … rien n’aurait dû le retenir aussi longtemps. A moins, bien sûr, qu’il se soit emmêlé les pieds dans un filet et se retrouve ligoté par ses propres soins au milieu du chemin comme un saumon sur un bateau de pêche. L’idée tira un gloussement à Caliban ; puisqu’il ne pouvait le partager avec Ciarán tant que celui-ci serait absent, il résolut de partir en quête de son ami aquatique.
Lorsqu’il s’approcha de la cahute de bois, Caliban comprit instantanément que quelque chose n’allait pas. Un pli barrait le front de Ciarán, en face d’une jeune femme qui visiblement l’accusait de quelque chose. En tout cas, le nymphe était contrarié, quelque chose ne tournait pas rond.
A la mention de « mon ami » dans la bouche de Ciarán, ami qu’il supposa être lui, le Conseiller fit quelques pas en direction des évènements.
« Ah non, Charlie ! Tu vas pas me faire le coup de celui qui ne me reconnaît pas ! »
La femme avait haussé le ton, et sous la canopée fragile résonnait désormais ses accusations étranges. Sauf qu’elle se trompait, ostensiblement, de personne. Ciarán ne s’appelait pas Charlie, et n’était certainement pas non plus coupable des faits dont elle l’accablait.
Posant une main apaisante sur l’épaule de son comparse, Cal eut un sourire bienveillant pour la visiteuse.
« Bonjour madame. Je suis Caliban, et voici Ciarán. Nous sommes tous les deux bénévoles ici, au Nymph Garden. »
Il n’osa pas rebondir sur ce qu’il avait entendu plus tôt. Cela étant, à moins que Ciarán lui ai caché beaucoup de choses -son hétérosexualité, pour commencer-, le nymphe doutait fort que les allégations ainsi énoncées soient avérées. Il opta donc pour la gentillesse et la diplomatie, comme toujours. Le malentendu serait vite levé, et ils pourraient retourner vite à leurs citronniers hivernaux. L’histoire deviendrait l’une de ces anecdotes que l’on oublie en un instant une fois la scène achevée.
« Je crois qu’il y a erreur sur la personne. »
Et il ancra son regard clair dans les iris de la jeune femme.

Pendant un instant de flottement délectable, la jeune femme parut hésiter. Réfléchissant intensément, un air choqué sur le visage. Un instant où Cal se dit simplement que Ciarán et lui pourraient retourner à leurs citronniers et l’inconnue à ses occupations, quelles qu’elles soient. Menton tremblant, yeux brillants, tout semblait indiquer l’émotivité de cette pauvre âme en colère. Caliban ne pouvait s’empêcher d’être embêté pour cette femme, qui était certainement comme tous les autres venue rechercher la sérénité du Nymph Garden pour se rerouver face à ce qu’elle croyait être un fantôme du passé.
Un nouveau regard à Ciarán, sur l’épaule duquel il avait toujours sa main, lui indiqua que son ami était au bord de l’ébullition. Il essaya, par l’apaisant contact de leurs corps, d’envoyer à son ami toutes les énergies de positivité et de calme qu’il put. Mais le nymphe n’était pas dupe ; les yeux de Ciarán reflétaient un raz-de-marée grondant qui ne demandait qu’à s’abattre.
« Tu as même mis tes copains dans le coup pour me faire croire que je deviens folle ? Tu me détestes à ce point ? »
La discussion prenait un tour des plus désagréables. Le greffier sentit l’urgence étreindre sa poitrine : désamorcer la situation avant que Ciarán n’explose, avant que les mots échangés ne deviennent trop durs, trop …
« Ecoutez, mademoiselle, je crois que … »
Trop tard. Ciarán venait de poser ses deux mains terreuses sur les épaules de leur interlocutrice et de lui jeter au visage son orientation sexuelle. Sans enrobage, sans coton pour l’envelopper, sans vergogne. Cal se mordit les lèvres. S’il appréciait beaucoup la fratrie Cearbhall, il fallait reconnaître que les trois frères ne faisaient pas réellement partie des personnes les plus … conciliantes, qu’il pouvait côtoyer. Enfin. Durant une seconde, la jeune femme, comme sous le choc, recula d’un pas.
Et puis l’amas de larmes qui ne demandaient qu’à couler explosa enfin, déroulant ses douces joues pour se suspendre, fragile, à la pointe de son visage déformé par le chagrin. Quoi que ce Charlie lui ait fait subir, visiblement, l’inconnue avait eu des difficultés à s’en remettre. Et l’indélicatesse de Ciarán n’avait pas exactement amélioré les choses … ce dernier jeta à Caliban un regard alarmé, visiblement incapable de décider comment réagir dans cette situation.

Le nymphe des airs retint un long soupir resté bloqué dans sa poitrine.
La tristesse des autres était son talon d’Achille. Impossible de laisser cette demoiselle ainsi, au cœur du chemin, à la fois rendue malheureuse par des amours perdues et visiblement choquée par la rudesse avec laquelle Ciarán s’était exprimé. Quelques pas et Cal fut près d’elle.
« Je suis désolé. Quel est ton nom ? »
La brune leva vers lui des yeux clairs remplis de larmes, et Cal sentit son cœur se fêler.
« Je … je … » hoqueta-t-elle. « … je m’appelle … Mar … Maréva. »
Les mots étaient hachés de sanglots, de reniflements et de détresse. Une détresse qui ne pouvait pas décemment laisser le nymphe indifférent. Pour autant, le prénom de l’inconnue le frappa en pleine poitrine. Maréva. Déglutissant péniblement, Cal passa un bras léger autour des épaules de la jeune femme. Maréva. Il devait l’aider. En l’honneur d’une autre Maréva, une qui était morte maintenant et dont il s’était juré d’honorer la mémoire. Avec un regard sans réplique pour Ciarán, il dit d’une voix douce :
« Ecoute, Maréva, je crois que Ciarán a été un peu abrupt, et il en est désolé. Viens, allons à l’intérieur. Tu veux du thé, du café ? »
D’un signe de la tête, il signifia à Ciarán qu’il devrait faire avec. Il avait fait pleurer une jeune femme et, si agaçante fut elle, celle-ci avait manifestement le cœur brisé. Une boisson chaude semblait décidément être la meilleure solution.

Dans le jardin d’hiver jouxtant leur petit café, l’atmosphère se voulait tranquille. Des plantes grimpantes, sur tous les murs, comme un rempart pour les ennuis. Des petites chaises et des tables en métal, de ces mobiliers de jardin qui se tordent dès qu’ils en ont l’occasion. Une odeur de fleurs, de chocolat chaud et de terre envahissait tous les poumons. Caliban était apaisé par cette odeur, il était amoureux de cette odeur. Celle des journées à jardiner, seul ou accompagné, à plonger ses mains dans le terreau et ne faire qu’un avec la nature.
Il espérait de tout son cœur que cela fonctionnerait avec Maréva.
Alors que Ciarán partait leur chercher le thé demandé, Cal prit place avec la jeune femme. L’apparence rougie de ses yeux, au fond, ne la rendait que plus touchante. Il resta là, la regardant à la dérobée, sans rien dire. Repensant à l’autre Maréva, celle qui lui avait tout appris, celle qu’on lui avait trop tôt repris.
Quand son ami enfin revint, apportant 3 tasses de porcelaine et du thé fumant à la menthe, le nymphe écouta tranquillement l’échange entre ses deux compagnons. Des excuses. Sincères, sans doute. Le regard en coin de Ciarán lui fit esquisser un sourire. Il avait envie de glisser au Cearbhall qu’il pouvait avouer sans crainte ses défaillances. Qu’il n’avait pas besoin de l’approbation d’un de ces hommes plus jeunes que lui pour revêtir cet habit humble qui permettait d’ouvrir le dialogue.
En quelques gorgées de thé vert, la jeune femme semblait plus apaisée. Son regard s’était dévoilé, et de sa gorge réchauffée sortit une plus calme vibration.
« Je ne comprends pas pourquoi ça continue de m’arriver… Je tombe toujours sur des beaux parleurs dont je n’entends plus jamais parler une fois qu’ils ont eu ce qu’ils veulent. »
Le conseiller grimaça. Il n’était pas vraiment de ceux à qui l’on venait s’adresser lorsqu’on avait une peine de cœur. Certes, il savait bien écouter, saisir de son attention pleine les mots qui tombaient d’autres lèvres. Il savait recueillir en lui les aveux gais et les rires tristes, recevant comme un doux présent le fardeau de ces confidences. Mais s’il s’agissait de conseiller, alors là. Il n’avait pas grand-chose à dire, pas tant d’expérience en la matière, lui qui n’avait aimé qu’une mère, lui qui n’avait aimé qu’une Minh.

« Peut-être que … » débuta-t-il, sans savoir vraiment trop comment la fin de sa phrase échoirait. « Peut-être que c’est à toi, aussi, de savoir dire ce que tu veux. »
La jeune femme le dévisagea, et sous le feu de ses iris Cal déglutit péniblement. Un regard à Ciarán, à côté, qui semblait juste le barder d’encouragements bien muets.
« Je veux dire … tu n’es pas obligée d’écouter leurs belles paroles. Toi aussi, tu peux parler, tu peux leur dire ce que tu penses. »
Sa voix s’éteignit trop sèchement. Il n’avait aucune idée de ce qu’il disait. Il n’avait aucune idée de ce qu’il faisait. Il voulait juste aider cette femme, et apaiser l’agacement sourd qui régnait toujours chez Ciarán. Le Nymph Garden était un endroit de paix, un havre de sérénité dans le crépuscule de l’existence.
Au fond, peut-être Maréva ne désirait-elle pas être conseiller. Elle avait, sans doute, juste besoin de parler. Alors il écouterait. Il écouterait, et Ciarán aussi. Ils écouteraient. C’était acté.
Avec un clin d’œil pour le nymphe, Caliban se resservit du thé.

L’instant était comme suspendu, entre deux battements de cœur, entre deux battements de cils. Maréva, d’un geste fragile, vint loger derrière son oreille une mèche de cheveux gracile. Un instant, il songea à Minh, à ce geste cent fois répété qu’il avait tant surpris chez elle et qui le faisait constater combien chaque moment est fragile. L’équilibre de la scène entre eux, ce triangle d’étrangers flous, semblait malhabile et puissant.
Maréva ouvrit ses lèvres pleines pour laisser échapper doucement des questions restées sans réponse. Cal n’avait pas de réponses. Cal ne savait pas, ne savait plus, il n’avait pas assez aimé, sans doute pas assez été aimé, pour répondre. Il resta simplement muet, les yeux rivés sur ses pensées, sur Minh et sur leurs retrouvailles, en repensant le cœur serré à ce qui serait arrivé si il n’était pas revenu. Au bout d’une seconde de phase où ses yeux perdirent leur éclat, le nymphe des airs entendit la voix chaude et vibrante de Ciarán. Il releva le nez de son thé, pour voir son ami bafouiller avec ses idées sur la bouche. Les mots sortaient, des vérités, qui faisaient pleuvoir devant eux une compréhension trop profonde. Pourtant ils étaient hésitants, comme suspendus au bout d’un fil sur l’apex brulé du soldat.
Caliban eut un mince sourire.
En son cœur naquit la certitude, déjà acquise au fond de lui, que Ciarán était quelqu’un de bien. Quelqu’un de doux, quelqu’un de vrai, qui parfois était raz-de-marée mais souvent était alizé. Dans une autre existence peut-être, il aurait pu être à sa place, traîner ses savates abimées sur les sièges du Conseil de la Nuit. Mais non.
Ses mots en tout cas apaisèrent la jeune femme trop égarée qui leur jeta un regard clair.
« Merci. Merci, Ciarán. »

Le nymphe des airs fit un clin d’œil à son ami déboussolé. Oui, c’était lui qu’on remerciait, parce que c’était lui qui guidait, qui emmenait sur des chemins qui menaient aux réparations. Lui, Cal, ne savait guère que vêtir ses citronniers verts pour l’hiver, ne savait guère que servir du thé et toutes les âmes en peine, et il était bien inutile lorsqu’il s’agissait d’avancer sur les voies de tous les conseils.
« Merci, Ciarán. » répéta-t-il comme un écho.
Merci d’être là, d’exister malgré les brouillards et les clous plantés dans la chair que l’univers nous fait payer. Merci d’avancer, à mes côtés, comme un ami inaliénable pour qui j’aimerais tout préserver. Merci, Ciarán, pour les citronniers, pour le thé, pour tes conseils à Maréva, merci de réussir enfin à outrepasser les douleurs qui sillonnent ton épiderme pour redevenir un homme droit. Merci, Ciarán.
Avisant la tasse vide de la jeune femme en face d’eux, le nymphe proposa vaillamment :
« Est-ce-que ça va mieux ? Tu revoudras du thé ? »
Il posa une main tranquille sur le bras puissant et tendu que le Cearbhall avait posé sur le métal froid de la table.
« Et toi, Ciarán ? » articula-t-il, presque silencieux, tandis qu’une mince langue d’air venait apporter à son interlocuteur la résonance de ses paroles. « Est-ce-que ça va mieux ? »
Parce qu’il sentait la crispation, la mâchoire tendue et les yeux qui auraient voulu dévisser. Parce qu’il sentait aussi la gêne, la délicatesse maladroite de cet ami qui lui manquait. Parce que l’instant était choisi, pour exprimer ses émotions, avant que Maréva reparte et que les deux hommes affairés s’en retournent aux arbres fruitiers.
Dans une autre existence, Cal n’aurait pas été un guide, il en était bien incapable et chaque instant ses mains tremblantes rappelaient ce fait indécent. Dans une autre existence, on aurait pris autre que lui pour assurer cette fonction, mais la nature avait ses voies qui demeuraient impénétrables. Dans une autre existence, Ciarán aurait pu être guide.