I’ll be in your afterglow ~ Ezra

La veille, tout avait basculé.
Cette manifestation qui lui avait tenu à cœur, cette démonstration solidaire pour les surnaturels, ce combat incessant pour leurs droits et ceux de leurs concitoyens avait tourné au cauchemar. Il avait eu peur, Ezra, il n’était pas naïf sous son bandana : les manifestations de ce genre ne se terminaient que rarement dans le calme. Il avait eu peur, un peu, le stress lui tenant les tripes dans sa poigne terrible alors que tout se bousculait, au milieu des fumigènes et des débandades… mais jamais, jamais il n’aurait pu prévoir ce qui l’attendait. Le rire mesquin du djinn, les hurlements de ses proches. La voix inexorable de son père. La détonation du fusil. Ils résonnaient encore dans son esprit blessé alors qu’il avait marché, les membres raides, les joues humides, pour rentrer à la maison. Il avait serré Shoshana, Holly et Morgan tellement, tellement fort dans ses bras, mais un morceau lui manquait. Ce n’est qu’assis à l’arrière, dans la voiture pour rentrer au Domaine, qu’il avait pu regarder son téléphone. L’écran s’était craquelé, sans doute lorsqu’il s’était écrasé au sol, prisonnier de la terrible illusion; sous les zébrures, les mots paniqués d’Aidan. Complètement vidé et soulagé de le savoir en sécurité, il avait éclaté en larmes à nouveau, sans savoir s’arrêter. Sa sœur et sa mère ne posèrent même pas de questions, tout le monde complètement sous le choc par le déroulement des événements. Ne pas pleurer aurait été étrange, toutes choses considérées.

Je suis en sécurité, maintenant. Je rentre avec ma mère et Holly, tu devrais faire pareil, c’est dangereux dehors. Je t’aime. Ne te mets pas en danger pour moi sil-te-plaît. Je vais prendre un peu de sommeil, je suis complètement vidé… Rendez-vous demain, 18 heures, au carnaval sous la Grande Roue, ce sera plus prudent. J’ai besoin de te voir aussi…

Il avait essuyé ses yeux rouges d’une main peu convaincue, sa tête reposant contre la fenêtre froide du véhicule. Ça le déchirait entièrement de devoir attendre pour le serrer dans ses bras, mais il ne pourrait plus jamais prendre de risques inutiles et mettre Aidan en danger potentiel. Pas après ça.


Le jeune dragon s’était endormi rapidement dans le confort et la sécurité de ses draps. Le sommeil qui l’accueillit fut cependant court et agité; dans ses rêves, point de répits pour la nouvelle culpabilité qui assiégeait son cerveau. Éveillé, le sentiment d’urgence ne l’avait pas quitté comme il avait espéré. Plus rien ne semblait normal : en enfilant ses vêtements, il songeait à apporter une arme au cas-où les choses dégénéreraient une fois de plus; en traversant le portail, une angoisse nouvelle le tenait à la gorge, une angoisse de se retrouver trop loin, à la merci des chasseurs et sans le dragon de feu dans un paysage inconnu, perspective qui jadis lui aurait davantage été synonyme d’aventure que de danger; même le simple fait de louvoyer entre les chars et les spectateurs dans les rues animées du carnaval ne ressemblait en rien à avant, sursautant à chaque mouvement brusque, s’attendant à ce qu’on lui saute dessus pour lui faire du mal. Il détestait cette version de lui-même. Il était un Stonegold, bon sang ! Un dragon de fer plus puissant que la plupart des autres dragons de son âge, et il se retrouvait à plier l’échine dans une foule, des yeux nerveux tout le tour de la tête, son cœur battant nerveusement au rythme du jazz alors qu’il craignait de ne pas arriver à repérer Aidan. Et s’il s’était déjà fait repérer par des chasseurs, ou ce djinn effrayant ? Il essaya de balayer ces scénarios catastrophe de son esprit avant qu’il ne brise. Le pire était passé, mais il se sentait encore si près de l’enfant recroquevillé sur le sol, noyé dans ses regrets et le sang de ses proches, la vérité sous les masques qu’il présentait aux autres. Son vrai visage, celui qu’il détestait et devait rester caché, enfoui, pour que jamais personne ne l’atteigne. Le masque qu’il avait aujourd’hui était bien réel, orné de plumes noires et bordé d’or; une précaution supplémentaire pour que les yeux qui se posent sur lui ne le reconnaissent pas. Car c’était bien l’impression qu’Ezra avait, en regardant autour de lui. Épié, surveillé, alors qu’il ne pouvait rien y faire.

La grande roue étendait son ombre gigantesque sur l’assemblée, un peu en retrait de l’action. Elle semblait presque triste en comparaison aux explosions de couleurs et de musique qui battaient leur plein dans toutes les rues du quartier, mais pour Ezra, synonyme de soulagement. Des coups d’œil anxieux jetés sur son téléphone brisé à chaque quelques secondes pour être sûr que tout allait bien alors qu’il s’appuyait sur la large barrière entourant le manège, il n’eût pas à attendre longtemps avant de voir une silhouette familière s’élancer vers lui. Même à demi dissimulé sous son loup, il le reconnaîtrait entre mille. Le garçon qui s’était emparé de son être et l’avait consumé, à tous les jours, depuis cette soirée de mois de juillet. Ezra senti son cœur papillonner, lui faire mal, être prêt à exploser comme un feu d’artifice tellement il était content de le voir alors que tout le reste disparaissait. Ses angoisses, sa douleur, sa honte, oubliées pour quelques minutes divines. Leur étreinte fut intense, presque brutale, alors qu’il le serrait dans ses bras plus fort qu’il ne l’aurait réellement voulu, incapable de se retenir. Alors qu’il enfouissait sa tête dans le creux du cou du Lightsorm, ses yeux se remplirent de larmes sous son masque à plumes. « Ezra... Ezra ». Il respirait son odeur, son odeur tellement rassurante, une odeur qu’il avait cru ne plus jamais pouvoir sentir, et fût un peu déçu lorsque le garçon recula pour le regarder. Il aurait voulu l’étreindre pour l’éternité, ne plus jamais le quitter, le garder en sécurité au creux de ses bras. « Je... T'es là. J'y croyais pas. J'avais tellement peur que t'aies un souci et que tu puisses pas venir. Comment tu vas ? Dis moi tout... c'est horrible... c'est horrible comme tu m'as manqué, tu sais. » Ezra était un jeune homme digne, un jeune homme fort qui s’était promis de ne pas pleurer, mais aux mots d’Aidan, ses épaules se mirent à trembler. Secouées de sanglots soulagés qu’il n’aurait jamais pu arrêter, même avec toute la volonté du monde, même devant son père. Il brisa à nouveau l’espace qui les séparait, serrant son amoureux dans la plus sincères des étreintes alors qu’il reniflait piteusement sur son épaule. Comment pourrait-il supporter de se séparer de lui à nouveau, une fois tout ça terminé ? Comment pourrait-il s’assurer de sa sécurité ? Avec ou sans lui, ça lui semblait impossible, et ça le déchirait de l’intérieur. D’un côté, le regard de sa mère, de l’autre, celui des chasseurs. « J’ai cru te perdre pour toujours ». Voix croassante, grugée par l’émotion. Comment lui raconter ce qu’il avait vu, sous l’emprise de l’illusion ? « Serre-moi dans tes bras. Je… je t’aime ». Quoi dire d’autre ? Tout lui semblait futile, sans importance maintenant qu’il était avec lui. Il essuya son visage de sa manche, tentant de reprendre ses esprits, mais les larmes se refusaient à cesser de couler; un flot salé et honteux, mouillant son masque, tout ses masques, alors que sous la Grande Roue, seul l’enfant effrayé restait.

Le feu et le fer.
Incandescente collision dans la forge de leurs cœurs transis d’avoir été séparés. Étincelles blanches et rouges dans leur étreinte fusionnelle, frissons d’écailles noires et métalliques sous la peau. Le fer et le feu, mêlés dans une danse sans pas, deux princes alliés dans une accolade interdite entre deux royaumes. Ezra s’était toujours voulu plus grand que nature. C’était imprimé dans ses fibres, dans les allèles au cœur de ses cellules, entre les minuscules creux bosselant ses iris verts. Pas plus haut que trois pommes, il avait levé le menton, tourné son regard vers les cieux où il prendrait un jour son envol, ce ciel qui semble l’habitat de toute chose noble alors que la tête de son père si grand y touche, qu’on lui raconte les histoires aviaires de ses ancêtres terribles et magnifiques. Il s’était redressé, toujours un peu plus chaque jour, beau temps, mauvais temps, temps de paix et temps de guerre, dans l’espoir d’un jour atteindre la prestance qu’on attendait de lui. Ezra plus grand que nature. Certains jours c’était tout ce qui le définissait, des frémissements anxieux et rigides au bouts des doigts et la dureté des attentes dans ses sourcils froncés. Aujourd’hui, cependant, il pliait. Il renonçait pour un moment à cette quête céleste de s’étirer jusqu’aux étoiles. Il pliait, pour mieux enfouir son visage dans le cou de son amant. Il pliait, parce qu’il s’était brisé, craquelure de verre dans son image perfectionnée. Le Lightstorm avait recueilli le minerai brut et tranchant, avait cultivé la veine dans la pierre inflexible d’où le Stonegold venait, et l’avait fait fondre de son souffle fournaise, au creux de ses bras forts, d’une caresse au bas du dos. L’épée redoutable naîtrait de ces replis de métal chauffé, plus raffinée, plus puissante que la simple géode dressée; le jeune dragon n’en avait pas conscience encore, mais cette épreuve le rendrait plus fort, à terme.

Tout ce qui lui importait pour le moment, c’était de se réfugier dans les bras de l’un des êtres les plus chers qu’il avait. Laisser les larmes s’écouler sur ses joues, un peu, goutter sous son masque qui dissimulait sa honte, sur les épaules d’Aidan. Laisser le contact de cette joue si chaude sur la sienne, cette douceur simple à laquelle il n’osait même pas rêver la nuit. Parfois, l’image que l’on se confectionne et se tisse savamment pour se devenir digne aux yeux des autres, pour se convaincre soit même de sa valeur, se déchire sur des pointes inattendues, s’effiloche dans les tempêtes. L’héritier doré à l’armure étincelante avait dû s’agenouiller, s’avouer vaincu pour cette fois. Le heaume chevaleresque avait glissé par-dessus sa chevelure sombre et découvert sous le soleil l’enfant effrayé. Demain, il reprendrait ses étendards, son destrier et son honneur, mais aujourd’hui, seulement pour aujourd’hui, il se permettrai d’être un adolescent comme les autres. « Je t'aime aussi ». Vérité simple, vérité pure. Le cœur du dragon de fer frémis dans sa poitrine, peut-être frémis-t-il aussi un peu contre la peau de son amoureux. Combien de fois avait-il souhaité silencieusement que cette phrase ne porte pas avec elle les saveurs amères de l’interdit, d’une bataille silencieuse et dangereuse menée tous les jours dans la chorale de leurs secrets ? Les yeux fermés derrière les fentes en amandes, il voulait s’en foutre, aller crier son amour sur le haut de la grande roue et écrire son nom dans les étoiles. Ils n’étaient pas au bout de leurs peines, mais ce soir, dissimulés derrière leurs masques, peut-être avaient-ils le droit de s’aimer un peu. « Tout va bien, je suis là, je suis avec toi. Je te jure que tout ira bien maintenant ». Ezra voudrait le croire, il voudrait le croire sur parole. Ses larmes ont un goût de peur sur ses lèvres, spectre de la veille portant encore les rires diaboliques d’un djinn. La vérité était qu’ils étaient toujours un peu en danger, maintenant. Il ne savait pas ce que les Chasseurs avaient pu connaître sur lui, sur Aidan avec ce voyage au cœur de ses peurs les plus profondes, il ne savait pas ce qu’ils détenaient sur leurs familles. La foule du carnaval lui semblait se mouvoir avec plus de menace maintenant qu’il craignait d’y voir surgir des ennemis de chaque silhouette. Ils allaient devoir être courageux. Du courage, le Stonegold en recueillit un peu dans les baisers légers qui se déposèrent sur son front, dans la voix chaude qui le faisait chavirer à chaque fois. Il avait peur encore Ezra, mais à deux, ils seraient invincibles, même sans tous ses masques les plus lourds. Il avait seulement à le comprendre et à l’accepter.
« J'suis désolé, j'aurais tellement voulu être près de toi hier… ça me tue qu'on soit obligé de se cacher, j'aurais dû t'appeler plus tôt, j'aurais dû me débrouiller pour être à tes cotés… Tu étais avec ta famille ? Est-ce que tout le monde va bien chez toi ? »

Toujours frissonnant de la mer d’émotions qui lui passait dessus et lavait son visage du sel de ses yeux, les lèvres d’Aidan sur sa joue et ses grandes mains effleurant les contours de sa mâchoire lui donnèrent ce qu’il fallait pour récupérer un peu de sa fierté, morceau par morceau. Le compliment qu’il lui donna le fit sourire, un gloussement s’échappant de sa gorge dans un son un peu étranglé. Le dragon de feu s’était tourné pour capter son regard, et il se sentit défaillir un peu lorsque ses pupilles se verrouillèrent sur celles, sombres et chaudes, de son amant. Aidan avait toujours été comme ça : solaire, éclatant, avec les bons mots aux bons moments et des regards à en faire fondre tous les glaciers de la terre. Là où Ezra était un être préoccupé et parfois trop dur envers le monde et envers lui-même, Aidan était profondément vivant, chaleureux. Lui rappelant de sa vivacité bouillonnante la chaleur de son propre cœur, ranimant chaque fois quelque part entre ses côtes des braises jamais éteintes. Le dragon de fer chercha sa main d’un contact un peu plus assuré, mais malgré le sourire naissant juste sous les rebords colorés de son masque, un fragment de nuit restait au fond de sa posture et sur ses joues humides.
« C’est moi qui suis désolé Aidan. Je suis désolé de ne pas avoir été ave toi plus tôt. Désolé qu’on ait eut à vivre ça chacun de notre côté. » Certains jours, Ezra se disait qu’il aurait préféré être un garçon d’une famille ordinaire, quelqu’un avec un patronyme lui permettant de lui offrir tout l’amour qu’il méritait sas limites et sans secrets. Aidan méritait mieux que lui. Combien de souffrances et d’inquiétudes lui aurait-il épargné s’il était ressorti de cette fête avec la même solitude qu’à l’entrée ? Aidan aurait dû tomber amoureux de quelqu’un d’autre, de quelqu’un plus apte à lui donner la couronne et le trône qui lui étaient dus. Certains jours, Ezra se sentait égoïste de l’aimer.

« Ma famille va bien, mais tout le monde est un peu secoué. Je crois que personne ne s’attendait à ça. Ma mère serait morte d’inquiétude si elle me savait aussi loin de la maison à peine le lendemain. On a été séparés durant la manifestation, jusqu’à ce que tout se calme. Et toi ? Tu étais avec la tienne ? Personne n’est blessé ? » Il ne savait pas comment aborder le reste. Il ne savait pas s’il allait arriver à aborder le reste. Les illusions. Le choix imposé. La terreur vibrante que ces visions se réalisent, un jour. Ce qui s’annonçait pour leur avenir incertain. Il quitta légèrement le roc des épaules du Lightstorm pour lever son regard vers la grande roue qui les toisait, se perdre dans les hauteurs vertigineuses qui semblaient racler le ciel nocturne. « C’est toi qui as le plus la classe, tu sais. » Il se retourna pour observer un instant le visage déguisé de son homme. Le loup lui donnait un air mystérieux, un peu magique, même. Des étincelles se fracassèrent au creux de son ventre. Un murmure. « J’ai une surprise pour toi ». Il sortit de ses poches deux petits billets rectangulaires. « Un tour sur le toit du monde, ça te dit ? On sera tranquille pour discuter loin de toute cette foule. » Derrière eux, les lumières multicolores du manège clignotaient gaiment, éclaboussant leurs silhouettes de jeux d’ombres exquis et atmosphériques, n’attendant qu’eux pour les transporter jusqu’aux étoiles.