Emmitouflée dans une chaude couverture, Odalie contemplait d’un air vide l’arrière de son crâne. Vidée de toute énergie, sous le choc de sa propre faiblesse et de la douleur encore latente qui grinçait dans son tibia gauche. Elle ne se souvenait plus vraiment. Pourquoi elle s’était rendue à cette manifestation en sachant pertinemment qu’elle n’avait rien à y faire. Pourquoi elle avait laissé les évènements l’embarquer alors qu’elle avait commencé par simplement savourer une glace. Pourquoi elle s’était retrouvée au sol. A plusieurs reprises.
Ses pouvoirs, dont elle avait usé et abusé. Sur les hommes se battant d’abord, sur cet inconnu dans la foule, sur le dragon qui s’était transformé … et rien de cela n’avait suffi. Elle avait tout de même heurté le sol, touché le fond, et se retrouvait désormais sur le canapé d’un ancien coup d’un soir sans trop savoir pourquoi, comment. Pourquoi l’avoir appelé lui ? Pourquoi ne pas avoir contacté Scylla ?
La raison était simple, sans doute. Odalie voulait être aimée. Exister dans le regard d’un homme, sentir ses yeux posés sur elle. Elle voulait être désirée.
Même pour cela, la sirène se sentait trop vide, trop lasse. Gabriel l’avait accueillie, enroulée dans une couverture, lui avait servi un grog et promis de revenir très vite. Avant de descendre, apparemment. Descendre où ? Descendre pourquoi ? Il avait sans doute expliqué, mais la brune ne se souvenait plus. Il devait y avoir une raison pour qu’il la laisse là, seule sur le canapé trop vaste, avec ses gémissements dans le larynx et sa lassitude dans les cernes.

Des éclats de voix montaient de la cage d’escalier. Plusieurs voix qui se mêlaient, dont certaines paraissaient connues … la sirène ne s’y prit pas. Il s’agissait sans doute de mirages, encore, d’illusions, d’êtres de fumées qui danseraient sur l’écran noir de ses pensées. Qui danseraient autour d’elle comme tous les autres avaient dansé, lorsqu’elle était prise malheureuse sous cette cloche de verre trempé.
Impossible de dire combien de temps s’écoula. Une minute. Une heure.
Et Odalie se lassa d’entendre ces étranges fantômes. Toujours enveloppée de sa couverture, elle entrebâilla la porte de Gabriel et s’aventura sur le palier. Sa jambe lui faisait encore mal, même si elle avait été réparée. Avec précaution, la jeune femme descendit les marches qui la menaient au rez-de-chaussée, pour se trouver face à une scène des plus hétéroclites.
Là se tenaient, tous abattus, des visages connus. Gabriel s’affairait dans un coin ; elle reconnut sa nuque tant baisée quelques soirs auparavant. Divers sofas, au milieu de la pièce, abritaient des silhouettes curieusement familières. Une brune, sorcière qu’elle avait croisée deux semaines plus tôt que la Nouvelle Orléans était sous la neige. Milo, le garçon timide du cimetière. Deux trois autres êtres indiscernables. Et puis, là, entrelacé.e avec une blonde sur les coussins du canapé …
Le grog faillit finir par terre.
« Morgan ? »
La surprise, un instant, éloigna toute la détresse et le vide qui étreignaient la poitrine d’Odalie. Lae beau sorcier se trouvait là, lové.e contre une sublime jeune femme qui ne demandait qu’à se serrer contre lui. En d’autres circonstances, un sourire provocateur aurait étiré les lèvres de la sirène.
Pas ce soir-là. Elle était trop faible, trop secouée, et l’étonnement n’y changea rien.
« Morgan. » se contenta-t-elle de répéter.

A peine le message de Morgan reçu, Solal était déjà en route.
Elle serait là où elle devait être ; là où il y avait des blessés, des abîmés, des cœurs en peine à réparer. Infirmière, psychiatre, souveraine des oiseaux perdus, elle s’élèverait parmi les âmes, apaisant comme elle le pouvait les douleurs crasses et la tristesse.
Pourtant, lorsqu’elle posa la main sur la porte cent fois franchie du Coven sorcier des Crowley, Solal fut emplie d’un doute triste. Et si … et si, en passant une fois de plus le seuil de cette demeure cosmopolite avec ses sorciers brisés nets, elle n’empirait pas les choses ? Pour les blessés, pour les meurtris. Pour lui.
Alors, oui, ils étaient séparés depuis plus de 3 ans, suite à cette triste nuit d’automne où la blonde avait tout gâché. Mais rien n’était encore apaisé. A chaque fois qu’ils se recroisaient, à chaque fois qu’elle dévisageait à nouveau ces prunelles d’ambre qu’autrefois elle avait chéries, elle avait toujours aussi mal. Et pas besoin d’être zouwu pour se douter que lui aussi. Elle naviguait dans des eaux troubles, prenant des nouvelles par Sören, essayant de ne pas penser à cette immense culpabilité qui lui grignotait la poitrine. Mais le fait était là. De l’autre côté de cette porte se tenait Milo. Un Milo blessé, qu’elle aurait voulu soigner mais elle avait trop peur du mal qu’elle aurait pu lui faire encore.
Allez, Sol.
Avec un soupir elle poussa le lourd battant de l’immeuble occupé par les Crowley et retrouva la douce ambiance qui l’avait tant de fois conquise. De nombreux visages peuplaient la pièce. Certains connus, d’autres bien moins. Sol faillit bousculer une fille, une brune aux yeux un peu hagards avec un très joli visage. Mais ceux qu’elle était venus chercher étaient là. Morgan et Daesyn, bien sûr, maîtres de maison vertigineux. La figure blonde, la figure brune, ces deux amis qu’elle aimait tant. Qu’elle exultait de savoir ensemble, là, invincibles et indivisibles, prêts à s’aimer sans retenue. Hope, une sorcière amie de Morgan qu’elle avait déjà pu croiser. D’autres membres du Coven, à demi sonnés.
Elle s’avança d’un pas léger, un immense sourire sur les lèvres qui traduisait tout le soulagement de savoir le couple sain et sauf. Sans chercher plus avant le mal, le bien, elle les enserra tous les deux dans une étreinte réconfortante.
« Je suis tellement heureuse que vous alliez bien. »
Sol sentit son dos se dénouer. Un peu. Un minuscule relâchement de la pression sous ses omoplates. Ses amis allaient bien. Tout le monde allait bien. Du moins, elle l’espérait. Elle profita du doux câlin dans lequel elle était plongée pour demander dans un murmure :
« Vous avez des nouvelles de ma mère ? »
Elle savait Chiara en sécurité, la jolie humaine occupée par sa répétition du jour. Sören lui avait répondu que tout allait bien pour lui aussi. Mais Lune. Lune, son père, sa mère, dont elle n’avait aucune nouvelle … elle espérait de tout son cœur qu’aucun chasseur bien trop zélé n’ait pu poser la main sur elle.
Un flot de culpabilité emplit le crâne vide de la blonde. Elle aurait dû être là-bas, avec eux. Elle aurait dû les protéger, tous, tous autant qu’ils étaient, humains, Surnaturels, ça ne faisait pas de différence. Elle aurait dû être là quand le ciel s’était déchiré, quand tous ces évènements sordides avaient coûté des vies de trop. Se mordant la lèvre inférieure, Sol finit par se redresser.
Et à cet instant elle le vit.

Là, logé dans un pouf coloré, avec une pâleur sur la face que jamais on ne lui avait vue. Recroquevillé comme un enfant qui n’arrivait pas à dormir, avec un verre de mojito dans lequel il piquait du nez. Milo.
Son cœur explosa dans sa poitrine, comme à chaque fois qu’elle le voyait. Elle l’avait tellement trop aimé qu’elle ne pouvait plus s’arrêter. Qu’elle n’avait jamais voulu s’arrêter. Le simple fait de le savoir là, elle voulait nicher son front blond dans le creux frêle de son cou, passer ses bras autour de lui, lui murmurer cent mille pardon et ne jamais le relâcher. Elle voulait s’asseoir en tailleur, lui passer une main sur le front, examiner toutes ses blessures et le nicher dans des souvenirs heureux pour atténuer sa douleur. Elle voulait être contre lui, près de lui, elle voulait qu’il rie, qu’il soit bien, qu’il soit heureux. Mais un simple regard sur le zouwu indiqua qu’il en était loin.
Alors Sol resta pétrifiée. Elle ne s’approcha pas d’un pas. Elle ne caressa pas sa joue, ne plongea pas dans ses cheveux les doigts joueurs qui décoiffaient, ne posa pas sur sa joue tendre des lèvres qui pourtant hurlaient. Non. Elle resta debout, sans savoir quoi faire. Sans savoir comment faire. Ce n’était pas la première fois qu’elle le revoyait, et puis le temps avait passé, mais son cœur faisait tellement mal, on aurait dit qu’il vomissait de l’acide contre ses côtes sourdes, qu’il lui rappelait son erreur avec des coups de marteau piqueur. Elle savait qu’il le ressentait, tout ce qui se passait, encore une fois elle se maudit d’avoir autant de sentiments qu’elle ne devait pas exprimer.
« Hey. » finit-elle par articuler, la gorge sèche, les yeux humides.
Conscience professionnelle. Elle s’agenouilla près de lui, gestes experts d’une infirmière, pour poser doucement la question qui lui brulait tout le larynx depuis qu’elle avait vu son ex.
« Est-ce-que … tu as encore mal quelque part ? » Ton de voix toujours tremblotant de l’incertitude des damnés. « J’ai du chocolat chaud … si tu veux. »
Noyer ses sentiments contraires sous un fleuron d’obligations, être l’impersonnelle qui soigne au lieu de l’amoureuse qui pleure, oublier que c’était lui, qu’il était là, qu’elle mourait de ne pas l’embrasser et qu’elle mourrait encore longtemps à la simple pensée que lui devait souffrir encore plus qu’elle.
Solal faisait ce qu’elle devait, était là où elle devait être. Et elle brûlerait encore mille fois s’il pouvait se sentir mieux.