Each restless heart beats so imperfectly. ☀ Sol & Lune

Seattle, automne 2008.

Un pull passé à la va-vite. Solal ne pouvait pas, ne pouvait plus attendre. Pas une minute. Pas une seconde, pas un battement de cœur. La djinn avait déjà attendu que Chiara dorme, du haut de ses fragiles 12 ans. Elle avait déjà attendu plusieurs siècles. Elle ne tolèrerait pas une seconde de plus.
Les fragiles paupières de son humaine reposant sur l’oreiller pâle, Sol était sortie, saluant les Flowers d’un signe de la tête. Affaires familiales, avait-elle prétexté. Ce qui n’était pas un mensonge, en soi. Sa famille d’adoption, celle de Chiara, savait bien que Sol était seule, esseulée. La jeune femme avait été transparente avec eux, elle leur avait tout confié sur sa nature et la manière dont elle avait été séparée de sa famille, combien les perdre lui avait lacéré la poitrine.
Depuis des années, elle recherchait désespérément son père. Altaïr, aussi. Les chances étaient minces, si minces … depuis la mort de sa mère en France, elle n’avait revu aucun d’eux. La triste loi, le serein fardeau des djinns. Savoir que l’on va disparaître, savoir que dans ce purgatoire ignoble on perdra tout ce que l’on est. Savoir que lorsque notre visage crèvera de nouveau la surface de ce monde, ce sera pour trouver l’ensemble métamorphosé, dissemblable à ce que l’on a connu. Et devoir tout recommencer. Sans personne.
C’était sans doute ça le plus difficile au fond. Reprendre du début, à chaque fois, reconstruire. Retrouver d’autres âmes auxquelles se lier, d’autres amitiés à forger. Destinée solitaire.
Et Solal était loin d’être une solitaire.
Alors, des années durant, elle avait cherché, elle avait trouvé, de véritables pistes qui l’avaient menée à des faux noms, de la famille éloignée dont elle ne savait rien sans doute. Français, pour la plupart. Combien de fois avait-elle franchi le pas d’une porte, pensant trouver Altaïr de l’autre côté ? Combien de fois avait-t-elle murmuré le nom de Jean Delacroix, espérant qu’on l’entende un peu ? Combien de fois était-elle rentrée, déçue, brisée, sans racines, dans le sillon des Flowers qui l’avaient toujours soutenu ?
Désillusions. Douleurs. Fausses pistes. Un paternel toujours absent. Si absent … et son frère, son jumeau, celui qui d’elle savait tout. La recherchait-il, lui aussi ? Ou bien l’avait-il oubliée, comme tant d’autres que l’Histoire effaçait, et qui ne laissaient au matin que la vague pensée mélomane qui n’est ni rêve ni souvenir ?
Papa. Alta. Revenez moi …

Décoiffée par l’utilisation du portail autant que les vents de la nuit, Solal était postée devant cet endroit. La Smoke Box. Une salle d’arcade, où un Delacroix de plus semblait tenir les rênes. Les mains serrées sur la bandoulière de son sac, la blonde se répétait en boucle de ne pas trop espérer. Il y avait eu tant de fausses pistes, de Delacroix qui n’en étaient pas, que celle-ci en serait certainement une de plus.
Mais elle ne pouvait pas attendre. Elle ne voulait plus attendre. Dedans ses côtes, ronflant, l’espoir déraisonné que cette fois-ci soit la bonne. Qu’elle retrouve véritablement un membre de sa famille bigarrée. Un père. Un frère. Quelqu’un qui se rappellerait d’elle, d’elle lorsqu’elle était enfant, cheveux aussi rayonnants que le soleil flottant derrière elle dans les champs. Quelqu’un qui se souviendrait de ses jeux enfantins, qui lui parlerait en secret sa douce langue natale, quelqu’un qui savait, quelqu’un qui comprenait. Espoir fol et illusoire auquel Solal s’agrippait.
Le courage était difficile à rassembler pour la jeune femme.
Bien dix minutes s’écoulèrent avant qu’elle ne se résolve enfin à pousser les portes vitrées qui menaient dans la salle d’arcade. L’atmosphère était chaude et sucrée, bruyante et scintillante d’un millier de sourires heureux. Les machines tintaient, annonçaient des scores, des victoires et des défaites. C’était bien la première fois que la demoiselle pénétrait dans ce genre d’endroit ; instantanément, tout lui parut bien confortable.
A proximité de l’entrée, Sol aperçut une jeune femme aux cheveux très clairs, penchée sur un comptoir de verre. Quelque chose émanait d’elle, une aura sombre indiscernable qui paraissait si familière … quelques pas, et la djinn toussota pour attirer l’attention de son interlocutrice.
« Bonsoir. »
Sourire nerveux, arythmie du myocarde, tout son corps explosait d’appréhension.
« Je cherche Monsieur … Jean Delacroix. Je … je crois qu’il travaille ici. Il a peut-être changé de nom, mais … »
Son ton était hésitant, adolescente prise en flagrant délit d’espérance. Espoir que son père soit ici, espoir qu’il la reconnaisse, au moment où leurs yeux se croiseraient, espoir que …
« … je crois que je suis sa fille. »

Dans la douce lueur des instants sans contours, elle sut. Solal sut, instantanément. A la seconde où ses yeux croisèrent ceux de la femme aux cheveux trop clairs, au moment précis où elle vit ces yeux centenaires, elle comprit.
C’était lui. Elle.

Pour Sol, la vie avait toujours été construite sur des bases solides. Son père. Son frère. Ses humains, humaines successives. L’amour, toujours. La lumière perpétuelle qu’il fallait transmettre, qu’il fallait donner, parce que sans elle on dépérissait. Une vie bâtie sur ses convictions. Respecter les règles de sa race, aider autant qu’elle le pouvait, emmener les autres plus loin, plus haut, dans la douceur de leurs exils et la beauté de leurs engeances.
En cet instant, tout vola en éclats. De sa bouche à demi ouverte ne pouvait s’échapper aucun mot, de ses yeux muets aucune larme, et de son être aucune lumière. Tout ce qu’elle avait cru vrai vacilla, flancha, comme la flamme fragile d’une bougie.
Il y avait cette étrangère en face d’elle.
Une étrangère qui disait son nom, qui laissait à son contact échapper une amère larme. Une étrangère aux cheveux clairs et à l’air doux. Une étrangère, dirigeante d’une salle d’arcade, à quelques fuseaux horaires à peine d’elle. Une étrangère, qui, de ses lèvres pâles, laissa échapper un prénom. Sol. Son prénom. Le sien. Celui que son père lui avait donné, il y avait de cela des années. Celui que cette étrangère lui donnait à nouveau, aujourd’hui, alors même qu’elle s’appelait Solal. Son prénom, unique, ces trois lettres qui voulaient tout dire et rien dire. Son prénom, comme une promesse.
Il y avait son père en face d’elle.
Son cœur se fêla instantanément, tiraillé entre ses émotions. Le soulagement, la joie, l’allégresse, le bonheur de retrouver cette figure paternelle qu’on croyait perdue à jamais. Et les questions. Tant de questions qui se pressaient comme un raz-de-marée sauvage. Pourquoi ? Pourquoi ne m’as-tu jamais cherchée ? Pourquoi ne m’as-tu jamais trouvée ? Pourquoi nous as-tu laissés partir, Alta et moi ? Pourquoi est-ce-que tu es resté loin, si loin ? Moi, j’avais besoin de toi. J’avais besoin que tu me portes, que tu m’emmènes, que tu m’expliques, que tu me soulèves. Tu étais mon père. Mon rocher. Mon pilier. Et tu m’as laissée m’évaporer dans le néant, sans autre bagage que la tristesse dans ton regard, tu m’as regardée disparaître en sachant que je ne te reverrai pas. Et Altaïr non plus. Mon frère. Mon jumeau. Le seul qui m’aidait à rester sur terre. J’avais besoin de toi, et tu n’étais nulle part. Et j’ai passé des larmes, des cris, l’éternité à te chercher. Je te retrouve, et tu es assis. Tu es assise. Tu es derrière un comptoir, à attendre tes clients et trouver ta fille parmi eux. Une heureuse surprise, après plus de 200 ans. Pourquoi tu ne m’as pas cherchée, père ? Pourquoi est-ce-que j’ai dû affronter tout cela seule ?
Mais aucune ne franchit ses lèvres, bien sûr. Sol ne faisait pas de reproches, jamais. Sol ne faisait pas de reproches, elle ne propageait que la joie. Et la joie de retrouver son père, finalement, fut la plus forte.
« Père. »
Prenant place comme une somnambule sur le siège indiqué par son hôtesse, elle se laissa tomber, le regard creux et les côtes vides, à écouter les mots de cette femme. Cette étrangère. Son père.
Lune.

« … que quoi ? » questionna-t-elle doucement.
L’étrangère s’appelait Lune. Elle-même s’appelait Sol. Deux miroirs identiques et pourtant dissemblables, deux astres qui se cherchaient sans jamais se trouver. Le soleil a rendez-vous avec la lune, mais la lune n’est pas là et le soleil l’attend.
Enfin, aux mots de son père, aux mots de sa mère, aux mots de son parent, quelque chose se débloqua en elle et enfin l’émotion jaillit. Une larme claire, une larme pure, coula solitaire sur sa joue. Et de ses lèvres tremblotantes enfin une question jaillit.
« Pourquoi, Père ? »
D’un regard qui disait toute sa joie, d’un regard qui disait toute sa tristesse, d’un regard qui disait toute sa colère, Sol dévisagea cette étrangère qui jadis avait été son père.
« Pourquoi on ne se retrouve que maintenant ? »
Le dernier mot mouché par le silence, comme une chandelle qu’on éteint. Tant d’années passées séparés. Pour quoi ? Pour se retrouver, ici, maintenant ? L’avait-il seulement cherchée ? S’était-il seulement soucié de ces enfants laissés derrière, évaporés dans le néant ? Pourquoi était-elle la seule à vouloir cette famille réunie ? Et Altaïr ? Elle avait besoin d’Altaïr. Elle avait besoin d’un père. Mais elle n’avait qu’une étrangère.

La lune est là, la lune est là … la lune est là mais le soleil ne la voit pas.

Assise, le regard dans le vide, Solal écouta les mots clairs de cette femme qui s’appelait Lune. Il lui semblait bien, en fouillant, déceler sous ses pâles paupières l’essence même qui faisait son père. Et puis, tout son corps le crie. Cette démangeaison dans ses membres. Jean Delacroix. Celui qui a été son père, aujourd’hui redevenu femme, aujourd’hui redevenu lune. Elle eut un sourire délicat. Elle était soleil et lui lune. Lui qui l’avait doucement nommé à travers l’astre de chaque jour revenait en un mot tangible qui disait toutes les nuitées blêmes. Lune.
Lune qui s’avançait vers elle désormais, et ses mots se posaient dans l’air comme un tourbillon de libellules. Jamais. Jamais arrêté de chercher, jamais abandonné la quête. Elle non plus, alors, elles non plus. Jamais baissé les bras, toujours tenté de revenir, de retrouver dans leurs deux vies l’union qui faisait leurs familles. Jamais. Jamais retrouvé, non plus, jamais remis la main sur eux, jamais de chemin vers leurs âmes pour qu’elles puissent à nouveau parler.
Quand Lune mit ses mains sur son visage, plus aucun doute n’était possible.
« Père … »
Une nouvelle perle roula sur sa joue, comme un flacon rempli d’argent face à ces yeux qu’elle reconnut. Face à ce corps si étranger, dont chaque cellule lui murmurait qu’il faudrait bien qu’elle fasse confiance. Lune. Jean.
Quand la peau de l’autre quitta la sienne, c’était comme si soudain le monde redevenait un lieu obscur. Solal ne put le tolérer. Elle écouta le plaidoyer de son géniteur prisonnier, dans un corps qu’elle n’avait pas connu, qu’elle n’avait pas assez connu, qu’elle aurait bien voulu connaître.
Vous glissez entre mes doigts. Oui, Solal glissa dans les doigts de cette étrangère reconnue le fin sortilège de sa main. Elle ne glisserait plus, désormais. Elle ne la lâcherait plus jamais. Même lorsque Lune repartirait. Même lorsqu’elle-même repartirait. Elle refusait d’encore glisser, elle voulait être un dur repère pour cet autre djinn libéré des attaches qu’il a pu aimer.
Elle laissa Lune enfin finir avant de l’envelopper contre elle. Elle la serra de toutes ses forces, que le monde aussi grand soit-il ne puisse jamais les séparer. Que la prunelle des lendemains ne sache jamais les éloigner. Sol serra Lune contre son cœur, pour qu’elle sente comme il battait vite, comme il battait grand, d’avoir retrouvé ce parent que jamais elle n’avait oublié. Sol serra son père sur son cœur, Sol serra sa mère sur son cœur, et la félicité l’emplit comme lorsque Jean l’emmenait promener, ses jambes de fillette sur son cou.
Oui. Je te reconnais.

« Arrête de t’excuser, Papa. » murmura-t-elle dans son étreinte. « T’excuse pas. Tu es là. Je suis là. Je suis … si heureuse. »
Et c’était vrai. Elle enfouit son nez dans l’abîme des cheveux blancs de sa famille. Une famille enfin retrouvée, famille enfin recomposée. Elle ne la lâcherait plus jamais. Elle demeurerait dans ses bras s’il fallait, pour ne plus jamais qu’elle reparte. Elle était Sol, elle était Lune, elle était les deux à la fois et l’odeur de sa mère enfin parvint doucement à ses narines. Sucrée, douce, comme le jus d’une pastèque.
« T’excuse pas, t’excuse plus, t’en fais pas. Je suis là. On les cherchera, les autres » car elle avait doucement compris que des frères, elle en avait bien plus qu’Altaïr. « on les cherchera ensemble, c’est promis. Je te le promets. T’excuse pas … maman. »
Le mot sonnait nouveau entre ses lèvres, sur sa langue, comme un élixir délicat dont trop longtemps elle fut privée. Tout ça n’avait plus d’importance. Elle continua à répéter, elle continua à enlacer, le mot devait se graver sur l’immortel de son corps blond, sur l’immortel de son âme vive, pour ne jamais lui échapper. Elle répéta, encore un peu, passant ses mains dans le dos clair de Lune.
« Tout va bien. Je suis là. On les cherchera. Tout ira bien. Je te le promets. »
Sol inspira à plein poumons le parfum ancien et nouveau. Celui de Jean, celui de Lune. Puis se recula brièvement pour mieux dévisager cette femme qui restait émue dans ses bras.
« Tu es superbe. »