It's hard to fly when you can't even run || Scylla & Valkyria

it's hard to fly “If you can't fly then run If you can't run then walk If you can't walk then crawl But whatever you do you have to keep moving forward.”

   

   

Les instructions avaient été claires, et c’était un bon entraînement pour Scylla. C’était la parfaite occasion de démontrer tout ce qu’elle avait appris sur la terre ferme ces deux dernières années, et après tout, la manipulation faisait partie de son quotidien désormais non ? Depuis le départ de Sybil, Silas et elle avaient tenté de fonctionner en tandem, mais ils n’étaient pas jumeaux – elle n’était pas son aînée, elle ne le comprenait pas d’un seul regard, elle était impatiente et encore trop peu flexible. Elle n’était pas mécontente, finalement, d’avoir hérité de l’armée. Elle trouvait dans leur rigueur un certain confort, une efficacité qu’elle ne retrouvait pas dans ses devoirs sociaux, qu’elle avait pourtant accompli avec une aisance désarçonnante jusque-là. Mais la terre était différente de Nydaros ; les gens n’y étaient pas pareils, et elle n’était pas princesse, là-haut. Il fallait redoubler d’efforts pour se faire entendre, pour se faire apprécier, et elle avait rapidement compris que les nuances de son épiderme ne lui rendraient pas la tâche facile.

Elle pouvait sentir la frustration de la délégation Dragonstone, assis sur leurs sièges depuis des heures à tenter de sortir du labyrinthe que les Van Seabrook avaient méticuleusement construit. Silas était resté à Nydaros, cette fois – la famille royale avait ordonné de laisser se former le mystère derrière le changement d’interlocuteur, donner l’impression de visions contradictoires, les faire recommencer à zéro. Les éprouver. Après tout, s’ils voulaient être alliés avec des dragons pour la toute première fois de l’histoire, ils avaient plutôt intérêt à leur présenter de bons arguments. Ce qui l’intéressait vraiment, dans cette tablée, c’était la jeune héritière des Dragonstone. Valkyria. La dragonne avait son âge et pourtant elles ne pouvaient pas sembler plus différentes – il y avait de quoi admirer le sang-froid qu’elle avait gardé devant les offensives de Scylla, sous l’œil imperceptiblement amusé d’une Viktoria positionnée dans son dos, fraîchement nommée à la tête de la garde royale. La princesse aurait presque compati, en entendant la lassitude de la jeune femme si intelligemment masquée, invisible à l’oreille non entraînée, mais elle était là pour sa famille, et elle ne décevait jamais.

Elle se leva également, adressa un discret signe de tête à Viktoria avant que cette dernière ne suive le cortège avec le reste de leur peuple. Scylla avait d’autres plans, une curiosité à satisfaire, des barrières d’illusions à briser. « J'avais prévu de faire visiter les lieux à votre frère après la signature des accords. J'ignore s'il est très convenant de maintenir ce programme alors que nous ne sommes même pas certaines que ces négociations nous mèneront à une entente. » La sirène ne répondit rien, se contentant de hausser un sourcil poli. C’était maintenant que le véritable round allait se jouer, très certainement. Il y avait bien peu de chances que son peuple accepte quoi que ce soit de la part de cette famille, mais c’était son rôle de voir jusqu’à quel stade ils pouvaient se permettre de pousser la mascarade. « Je vous propose de me suivre jusqu'aux jardins, s'il vous plaît de profiter des dernières lueurs du jour avant de rejoindre vos quartiers. » Si bien orchestré, le déroulé des événements, si polie, la dragonne de pierre, si transparente, l’invitation à monter sur le ring pour un autre type de combat. Au fond, peut-être qu’elles pourraient se surprendre.

Scylla suivit Valkyria en silence à travers les cours rocheuses, et leva la tête pour admirer les nuances chaudes qu’arborait le ciel. C’était inouï de se dire qu’elle n’avait fait qu’entrevoir ces lueurs pendant les vingt premières années de sa vie – elle était certaine de ne jamais s’en lasser, quand bien même le réconfort du bleu profond de l’océan lui manquait. « Vous avez très bien tiré votre épingle du jeu, malgré le changement d’interlocuteur. Votre famille a raison de vous faire confiance » déclara Scylla en fixant l’horizon, sans s’embarrasser de banalités, le bout des doigts frôlant les branches près desquelles elle marchait. Elle n’était pas étonnée, après tout. Valkyria était taillée du même bois qu’elle, élevée dans les mêmes conditions et avec le même objectif – assurer et faire valoir les intérêts de sa famille. Elles étaient toutes les deux des instruments, quelque part. « Je vous remercie de vos efforts. J’étais curieuse de voir à quoi Kendal ressemblait ; la ville devient si lassante après un moment » ajouta-t-elle distraitement après un court instant de silence. Scylla ne connaissait pas Londres mais elle avait arpenté les rues de Washington assez longtemps pour comprendre que toutes les capitales de l’ouest se ressemblaient jusqu’à un certain degré, elles étaient aussi brûlantes et étouffantes les unes que les autres. De plus, cette résidence là était beaucoup plus intime – c’était là qu’elle toucherait le cœur battant de la famille Dragonstone.
   

   

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it's hard to fly “If you can't fly then run If you can't run then walk If you can't walk then crawl But whatever you do you have to keep moving forward.”

   

   

Elles étaient si similaires, finalement. Deux égales dans des positions égales, se battant pour des enjeux égaux. Mais il fallait que l’une d’elle gagne – ce serait à celle qu’on avait le mieux éduqué, ou du moins ce serait ce qu’ils penseraient. Le cœur n’avait que peu à voir avec le devoir, la personne n’avait rien à voir avec le rôle. C’était ce que le commun des mortels avait du mal à comprendre, quand on parlait de la royauté. On blâmait une image, un symbole, qui n’avait rien à voir avec ceux qui le portaient. Peut-être que les deux jeunes femmes auraient pu être alliées en d’autres circonstances, si elles étaient pas forcées de se manipuler, si l’une n’était pas destinée à prendre l’ascendant sur l’autre. « Je partage ce sentiment. Demeurer à Londres m’est pénible depuis mon retour, mais la révélation du surnaturel et la cohabitation à organiser ne permettent pas de libérer beaucoup de temps. » Scylla acquiesça silencieusement. Encore une fois, des enjeux similaires. Et encore, elle s’était renseignée sur la stratégie britannique, très organisée, très rigide comparée à celle des USA, ironiquement plus démocratique. Les Américains n’avaient pas de royauté, là était la différence. Les familles gardiennes devaient faire preuve de compromis, même entre elles.

La sirène regretta la simplicité de Nydaros, tout à coup. Leur royaume, leur refuge intouché et intouchable des humains et des autres espèces. Elle mesurait l’importance de leur implication dans les événements de la communauté surnaturelle, mais il y avait toujours quelque chose de rageant à abandonner quelque chose de parfait pour construire ailleurs. La surface leur avait arraché Skander, après tout. « D’après les échos qui sont remontés jusqu’à moi, j’ai cru comprendre que la situation était plus tendue encore à Washington. Je m’étonne qu’on vous ait fait venir jusqu’ici dans un contexte pareil simplement pour signer des accords déjà établis, en théorie. J’espère que votre frère n’est pas souffrant. » La très légère pointe d’amertume n’échappa pas à la sirène, et elle esquissa un sourire, regard fixé vers les paysages rocheux au loin. Elle ne sous-estimait pas la frustration de devoir établir de nouveaux points d’entente après avoir atteint son objectif, et Valkyria jouait très bien ses cartes. C’était subtil, c’était mesuré. Elle était douée. « Silas se prépare à devenir roi » souffla-t-elle après un court instant de silence. « Par conséquent il y a des obligations qui surpassent celles-ci, aussi importante la rencontre soit-elle, et aussi agréable votre compagnie puisse être. » Le sourire de la sirène était assuré, mais le fantôme de son plus jeune frère passa derrière ses yeux. Vraisemblablement, si Skander avait été encore vivant, il aurait pris la main sur les négociations à la suite de Silas. C’était devenu son domaine, les relations publiques, lorsque Scylla avait repris l’armée. Encore une fois, ils étaient leurs rôles – mais tout était confus, désormais, confondu dans la brume, un grand jeu de chaises musicales du devoir.

Scylla reprit, en se retournant vers son interlocutrice, d’une voix claire. « Nydaros et notre peuple ont la priorité sur tout le reste, comme vous avez pu le constater lors de nos négociations. Il est assez inédit pour nous de traiter avec des dragons, d’où l’aspect pointilleux de la démarche. J’espère que vous ne nous en tiendrez pas rigueur. » C’était une évidence, de fait. Les Dragonstone ne devaient pas être aveugles sur le degré de compromis nécessaire à s’assurer l’alliance du peuple des sirènes alors qu’il n’a historiquement jamais pris parti aux conflits de la surface, surtout étant donné leur historique sanglant et cette fâcheuse affaire d’ailes.
   

   

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L’héritière rentre dans son jeu inacceptable, dans cette bataille de masques avec brio.  « Je ne suis pas ici pour vous faire des reproches. » Il aurait été facile de mettre les fausses notes sur les différences culturelles, sur la profonde scission entre les peuples de la mer et de l’air, et il y a sûrement un fond de vérité là-dessus. Mais c’est plus compliqué que ça, plus subtil ; deux jeunes femmes ambitieuses et loyales se battant pour des idéaux en apparence pas si éloignés, sans pouvoir retrouver la trace de leur compas moral personnel. C’est dans ce no man’s land là qu’elles se retrouvent, sans même pouvoir se le formuler. C’est à celle qui arrêtera de jouer en premier. Et quand Valkyria s’arrête brusquement pour lui faire face, la sirène sait que les mondanités sont terminées. « Qu'est-ce que tu veux, Scylla ? Ce n'est pas pour négocier les taxes sur le thé aux algues que tu es ici, et moi j'ai autre chose à faire que de recouper le vrai du faux dans ton discours. » Rester impassible, ne laisser rien filtrer. Scylla soutient le regard de la Dragonstone comme on lui a appris à le faire, comme elle a déjà vu sa mère mille fois le faire avant elle, avec cet air conquérant et légèrement désabusé.

Elles sondent, mutuellement, comme des chasseuses de trésors pour déceler une pointe de vérité, d’authenticité. Parce qu’être la plus intelligente dans la pièce, c’est épuisant, et une bataille ne garantit pas la victoire et elles ont trop à perdre dans la défaite. Valkyria ne joue plus, Scylla en est certaine. Si ses yeux ne suffisent pas, il y a sa voix, l’absence de mensonges dans sa gorge et dans les ondes qu’elle projette jusqu’aux oreilles entraînées de la combattante. Il y a de l’impatience, en revanche, de l’exaspération. Elles ont toutes les deux fait leur boulot un peu trop bien pour la santé mentale de l’autre. « Alors qu'est-ce que tu veux, exactement ? » Le silence s’installe alors qu’elles atteignent la fourche, le point de non-retour. Scylla pourrait laisser Valkyria sur la touche, tirer parti de la situation, se complaire dans le rôle de celle qui n’a pas craqué, qui a fait les choses bien comme il faut. Parce que céder c’est être faillible, et elle a été élevée mieux que ça. Elle n’est pas humaine, après tout. Pas comme ces dragons qui se mêlent à ces vaines créatures depuis des générations et des générations. Et le couvercle d’écume, peut-être, l’a rendue perméable aux sentiments les plus humanoïdes. Mais pas insensible. « La même chose que toi » la sirène fait, sans quitter la blonde du regard, voix calme comme s’il était question de commenter les géraniums sauvages devant elles. « Qu’on puisse me regarder dans les yeux et me dire que j’ai fait ce qu’on attendait de moi » C’est plus d’honnêteté qu’elle ne lui en doit, mais elles sont dans le no man’s land, encore une fois.

Elles sont si similaires à cet instant – Scylla sait qu’elle pourrait se tromper mais elle est fine juge de caractère. S’il y a bien quelque chose à quoi toutes ces années à s’oublier dans les désirs des autres ont servi, c’est bien apprendre à identifier et décortiquer et analyser. D’ordinaire, pour prendre l’ascendant. Souvent, pour savoir à qui elle a affaire, où comment se morpher en la version la plus acceptable d’elle-même. Chez Valkyria, elle ne détecte que ses propres frustrations muettes et anesthésiées en miroir. L’héritière dragonne pourrait ressembler à Viktoria, mêmes cheveux blonds, yeux bleus, corps tonifié et finement musclé. Mais Scylla sait à quoi ressemble la lueur de la conviction avec un grand C dans les prunelles de sa meilleure amie et générale, et pour une raison ou pour une autre, elle est absente de celles de Valkyria. Alors elle prend le risque. « Et ce qu’on attend de moi, c’est de déterminer à quel point votre famille est désespérée et jusqu’où il sera possible de pousser avant que tout n’explose et que vous ne nous donniez un prétexte pour l’utiliser contre vous » Scylla ne cille pas. Est-ce que tu me le donneras, ce prétexte? Sa voix est tranquille, son ton plaisant, pourtant impossible de comprendre son aveu comme autre chose que ce qu’il est : un avertissement, une porte de sortie. Un coup de poker.
   

   

CODAGE PAR AMATIS
   

Bien sûr que le silence s'installe, maintenant que Valkyria vient d'enfreindre en quelques secondes la grande majorité des règles qu'on lui a enfoncées dans le crâne quand elle était gamine. Dire qu'à l'époque, elle recevait chacune de ces convenances comme un privilège qui lui était fait, comme si elle apprenait les règles d'un jeu réservé aux grands de ce monde, aux personnes importantes, à une élite dont elle comptait bien se montrer digne. Qu'en est-il aujourd'hui ? Qu'est-ce qui s'est passé pour l'éloigner ainsi du droit chemin qu'elle parcourait encore avec tant de fierté il n'y a qu'une poignée de mois ? Ça ne lui semblait pas si difficile, alors, pas autant en tout cas que de mettre un pied devant l'autre en esquivant tous les obstacles mentaux qui se dressent désormais sur sa route. Effrayée, elle ferme les yeux depuis des semaines pour ne pas les voir, ignorant les doutes dispersés comme autant de barbelés qui lui déchirent les jambes à chaque pas. Combien de temps ça va durer, encore ? Combien de temps est-ce qu'elle tiendra ?
La chute ne lui semblait pas si proche, mais alors qu'elle distingue l'hésitation dans les yeux de sa némésis, il lui semble qu'elle se tient au bord du précipice. Les pensées de la sirène défilent presque dans ses prunelles : Valkyria comprend, elle sait que Scylla a distingué la faille, le gouffre : un manquement pareil pourrait facilement être utilisé contre elle, c'est presque comme si elle venait de lui présenter son dos. La Van Seabrook n'a qu'un geste à faire ; une seule pression, là, entre les omoplates, et c'est la chute assurée. Elle n'est même pas sûre d'avoir le temps de déployer ses ailes pour s'envoler, et c'est tout le sang-froid du monde qu'il faut à Valk pour ne pas fermer les yeux en attendant le coup de grâce, lorsqu'elle voit sa vis à vis ouvrir la bouche. « La même chose que toi, entend-elle, d'une voix dépourvue de toute fioriture, qui fait discrètement frémir ses membres raidis par l'appréhension. Qu’on puisse me regarder dans les yeux et me dire que j’ai fait ce qu’on attendait de moi. »
Valkyria a du mal à croire en ce qu'elle voit. Découpée en ombres chinoises sur les pupilles colorées de la sirène, la silhouette d'une jeune femme vient d'en rejoindre une autre. Au bord du gouffre dans lequel il aurait été si facile de la précipiter il y a encore un instant.
Du soulagement ou de la stupéfaction, il est difficile de savoir quelle émotion domine désormais la dragonne. « Et ce qu’on attend de moi, c’est de déterminer à quel point votre famille est désespérée et jusqu’où il sera possible de pousser avant que tout n’explose et que vous ne nous donniez un prétexte pour l’utiliser contre vous. »
Rôdé à l’exercice, le cerveau de Valkyria se met en marche, analyse, déduit, cherche un moyen de reprendre l’avantage maintenant que son adversaire... Elle arrête ses propres pensées au vol, si subitement qu’elle en cligne des yeux, et empêche de justesse un soupir terriblement las de passer la barrière de ses lèvres. Elle sait qu’elle pourrait mentir, maintenant. Faire semblant d’utiliser ce ton de confidence habilement dissimulé pour monter de toute pièce une nouvelle mascarade et couvrir ses arrières. Pour rattraper sa connerie.
Mais elle n’en a pas envie.
D’ailleurs, maintenant qu’elle y pense, elle n’a même pas l’impression d’avoir fait une connerie. La réponse qu’elle vient d’obtenir est honnête, elle en a la conviction. Pour cette raison, cette réponse est bien plus précieuse que toute autre information confidentielle qu’elle aurait pu avoir le bon sens de récupérer pour la transmettre à sa mère. Valkyria prend ainsi le temps de la recevoir, de la saisir et, se promet-elle, de la garder précieusement. « Je crains que l’une de nous ne doive perdre la partie, alors, répond-elle, en indiquant, plus loin, une arche de pierre sous laquelle elles pourront s’asseoir. Si tu repars sans cette information, on te reprochera mon habilité à te la cacher. Et si tu repars avec… »
Son sourire est presque amusé, lorsqu’elle tait la fin de sa phrase. C’est moi qui en paierai le prix. Ça a l’air si improbable, quasiment irréel. Elle n’a jamais déçu, pas une fois ; ou du moins elle n’a jamais eu à justifier ce que d’autres yeux que les siens auraient considéré comme des erreurs. La promesse faite à Raina, la libération de Iago. Les confidences qu’elle a tellement envie de faire, maintenant qu’elle a, pour la première fois, l’impression d’être en présence de quelqu’un qui pourrait la comprendre si seulement elle en avait envie.
Alors la dragonne se demande, en observant du coin de l’oeil la jeune femme qui se tient si droite tandis qu’elle marche près d’elle sur le sol rocailleux. Et toi, tu as quelqu’un qui t’écoute, parfois ? Est-ce qu’il y a quelqu’un qui te connaît, seulement ?
La question est hypocrite, horriblement ingrate. Parce que Valkyria a des gens qui la connaissent, et il est facile de savoir lesquels. Ce sont ceux qui l’ont faite, quasiment fabriquée ; qui lui ont donné la place qu’elle a aujourd’hui. Comment ose-t-elle demander autre chose, est-ce que ce n’est pas déjà assez, pour elle qui n’aurait jamais dû avoir droit à autant ? Est-ce que, quand tu questionnes les raisons pour lesquelles tu fais ce que tu fais, tu y trouves d’autres réponses que celles que tu as apprises par cœur ?
Ses pensées culpabilisantes la blessent tranquillement, dans une habitude lasse qu’elle fuit immédiatement. « Je me demande si ce sera plus facile, quand on sera à leur place, ajoute-t-elle alors, en levant la tête pour observer le sommet de l’arche rocheuse, sur laquelle elles pourraient aussi bien grimper si l’idée les en prenait. Si on trouvera ça normal de jouer aux échecs avec les nôtres sous prétexte qu’on en est passées par-là et qu’on n’en est pas mortes. »
C’est normal, cela dit. Tout le monde le sait bien, que de toutes les pièces du plateau, c’est la Reine qui prend les autres, qui protège le roi, qui gagne la partie même si elle doit se sacrifier pour ça.
Un sourire étrange effleure ses lèvres lorsqu’elle se demande ce que ça dit d’elle, dans ce cas, et ce que ça dit de Raina. « Je ne sais pas si je pourrai un jour regarder ma fille dans les yeux et lui dire qu’elle a fait ce que j’attendais d’elle, en sachant pertinemment ce qu’elle a dû sacrifier pour ça. »
Et cette fois, si ses lèvres tressaillent, c’est pour réprimer une grimace. Avoir une fille, hein ? Tomber enceinte, se marier. Elle en a presque des sueurs froides et c’est étrange comme ça devient important, tout à coup, de savoir si cette ennemie debout près d’elle partage ce genre de peurs, ce genre d’angoisses et de responsabilités insupportables. Même pour elles.

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Elles sont dans les limbes, et le temps s’étire jusqu’à l’éternité. Elles sont trop douées, elles ont trop bien appris de leurs royales familles et le pas de travers qu’elles sont en train de faire risque de leur coûter trop cher. Scylla voit dans les yeux de Valkyria que ça travaille, que les rouages tournent à toute vitesse. Elle connaît trop bien ce visage, l’expression de celle qui doit découper les mots, trouver la faille, trouver comment rebondir pour être la plus intelligente des deux. Mais elle sait ce qui vient, et elle n’est pas surprise quand dans le regard de l’anglaise, elle voit quelque chose se relâcher. « Je crains que l’une de nous ne doive perdre la partie, alors. Si tu repars sans cette information, on te reprochera mon habilité à te la cacher. Et si tu repars avec… » Pas besoin de terminer sa phrase, la situation est claire comme de l’eau de roche. Elles se dirigent en silence vers l’arche indiquée par Valkyria d’un geste de la main, celles de la sirène nouées derrière son dos. C’est là tout le propre d’un combat, songe Scylla. Il faut qu’il y ait un perdant pour que la guerre se termine, pour que l’un des deux camps ait l’impression d’avoir raison, pour qu’il y ait une justification à tous ces efforts.

Dès son enfance, on lui avait présenté ses devoirs mondains et sociaux comme étant d’une importance capitale, parce que les gens ne disent jamais ce qu’ils pensent. Il y a toujours un jeu, quelque chose à gagner, à deviner, débusquer, déceler. Il n’y a pas d’égalité possible, surtout dans une monarchie. Encore quelque chose qu’elles ont sûrement en commun. « Je me demande si ce sera plus facile, quand on sera à leur place. Si on trouvera ça normal de jouer aux échecs avec les nôtres sous prétexte qu’on en est passées par-là et qu’on n’en est pas mortes. » Scylla étire ses lèvres en un sourire machinal. Il n’y a pas de malice dans la manière de faire des Van Seabrook, elle en est certaine. Elle paie juste le prix de la tradition, du ‘on n’a jamais connu quoi que ce soit d’autre’, sous l’eau les règles du jeu sont différentes. En ça, peut-être que la génération d’après sera différente ; rien n’est moins sûr. Après tout, ce n’est pas elle qui sera reine. « Je ne sais pas si je pourrai un jour regarder ma fille dans les yeux et lui dire qu’elle a fait ce que j’attendais d’elle, en sachant pertinemment ce qu’elle a dû sacrifier pour ça. » La sirène tourne légèrement la tête vers son interlocutrice. Il y a une sincérité dans le discours qui n’était pas là avant, et un soulagement même, qu’elle perçoit dans le timbre de Valkyria. Elle en mettrait ses nageoires à couper que c’est la première fois qu’elle fait des aveux de cet acabit-là.

Sa fille. Bientôt, on attendra aussi de Scylla d’avoir des enfants. Ils ne seront pas aussi importants que ceux de Silas, bien sûr, mais ils participeront à la fortification de leur nom, à l’étendue de leur dominance sur les sept mers. Ils se battront pour leur peuple, eux aussi, sans porter la couronne. « J’imagine que ça dépendra de la situation sur l’échiquier quand on en arrivera là. » commence-t-elle d’un ton neutre, presque résigné. « Là-dessus, il nous reste sûrement un coup à jouer » Est-ce une chimère que de penser qu’elles peuvent influencer le cours des choses? Qu’elles peuvent modeler le futur de telle manière à ce que ces complots, ces stratégies, ces manipulations n’aient plus lieu d’être lorsque viendra leur tour de prendre les grandes décisions et de donner les ordres? La princesse ne peut qu’imaginer que la solution vient dans leurs nombres. A l’heure actuelle, ils sont trop nombreux à respecter les traditions avec révérence, à considérer le changement comme un danger plutôt que comme une opportunité. Scylla elle-même n’est pas certaine d’arriver à s’en désolidariser complètement, ni même de le vouloir. « Mes enfants ne règneront pas, contrairement aux tiens. Je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose, dans la mesure où ils n’auront pas la pression qui va avec la position, mais ils n’auront pas non plus le pouvoir d’agir lorsqu’ils seront en désaccord avec ce qu’on attend d’eux » Un équilibre trop délicat, un fil tendu entre deux extrémités sur lequel il est trop difficile de trébucher.
   

   

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