Orpheus ♫ Run clever boy and remember

Si Orpheus a tout vécu des instants qu’ici l’on écrit, Orpheus a tout oublié. Sa famille, ses amis, son identité même a été ravagée par la guerre sombre et sans merci qui l’a plongé dans le coma et lui a arraché toute mémoire.

Theia Estrella fuit au cœur de l’hiver ce Guatémala qu’elle abhorre. Elle fuit cet amour insolent qui a peuplé son quotidien de moments trop pleins de violence. La vie germe en elle, elle le sait, elle ne peut pas se contenter de l’insécurité ambiante qui détruira tout ce qu’elle aime, elle ne peut pas soumettre son enfant à un climat aussi hostile. Alors elle court, jusqu’à San Francisco, où elle s’allongera épuisée dans une clinique populaire, juste à temps pour donner la vie. Il est né, Orpheus, petit poupon parmi les blessés, et quand on le met sur sa poitrine Theia sait qu’elle a eu raison.

L’histoire s’est écrite bien trop vite, mais comme s’en moquent les gens qui s’aiment. Theia a rencontré Hector Astraea, celui qui devient son époux et dans la moiteur de l’été elle donne naissance à des jumeaux. Cléophée et Phoebus, deux petits chérubins trop bruns qui reposent dans un lit blanc.
On demande au jeune Orpheus, trop puéril encore pour comprendre qu’Hector n’est pas son papa, de prendre dans ses bras potelés les silhouettes calmes des nouveaux-nés. Il ne saisit pas tout très bien. Mais en grandissant Orpheus chérira ce premier contact comme son premier souvenir, la première pierre blanche de sa vie et son amour pour ses cadets.

Le jeune garçonnet a cinq ans lorsqu’on lui met entre les mains la première guitare de sa vie. Il apprend à en jouer comme il peut, mordillant une langue tirée dans le feu de la concentration. Rapidement ses doigts s’assouplissent, de la corne se forme au bout et vite l’instrument de bois devient comme une extension de lui-même.
L’aîné des Astraea grandit, dans ce cadre sécure et doux, celui d’une famille sans histoires où les trois enfants sont soudés. Pas de drame familial ou de mort trop prématurée, pas de vases qui se fracturent ou d’excès qui viennent tout ruiner. Orpheus grandit normalement, pas plus ou pas moins de bêtises, pas plus ou pas moins de chamailleries, pas plus ou pas moins de tendresse, il est cet enfant turbulent que tous se plaisent à apprécier.
Intrépide et aventurier, il se rêve pompier-astronaute ou encore pirate-guitariste.

Il n’y a pas trente-six façons de décrire les enfants heureux. Orpheus grandit, apprend à lire et à écrire autre chose que la clé de sol, il a troqué sa petite guitare pour un instrument à sa taille et initie Phoebus à sa passion. Cléo, de son côté, elle danse. Combien de comédies musicales montées dans leurs petits salons, de morceaux à demi rythmés, chorégraphies improvisées auxquelles leurs parents attendris dédient des sourires de tendresse ?
A l’école, il passe entre les mailles. Pas bon élève, pas mauvais non plus, il est ce juste milieu auquel les enseignants pardonnent pour délit de faciès. Faut dire qu’Orpheus est bien beau, faut dire qu’Orpheus est gentil, se laisse porter par le courant sans considérations pour le reste, il est cet enfant indolent qui entre dans l’adolescence sans la moindre once de rébellion. Pas de personnalité, diraient certains ; oui. Malléable, le petit brun ne s’échine à faire que ce que l’on attend de lui. Et il semblerait que ça fonctionne.

Alors qu’il a quitté la primaire pour le collège, laissant à Phoebus et Cléo la charge de prendre soin d’eux-mêmes, Orpheus s’investit de plus en plus dans la musique. Son premier, son seul amour, au fond. Ses cordes s’usent vite sous ses doigts, tandis qu’il apprend toujours plus les possibles de son instrument.
Séparé ainsi des jumeaux, il se lie pourtant d’amitié avec deux de leurs camarades de classe. Faolan, gamin chétif et rigolard donc le sourire dévisse le monde. Et Artémis, jolie rousse à l’air revêche dont la simplicité souveraine semble venir de bien trop loin. Le dragon & la zouwu, premiers contacts avec un monde au-delà du Surnaturel dont il n’avait pas connaissance. Rapidement Fao les rejoint, Phoebus et lui, dans leurs projets trop délirants d’explorer tous les horizons musicaux qui se donneront à leur portée.

Orpheus entre dans un lycée spécialisé dans la musique. Il sait qu’il n’y aura que ça, dans l’entièreté de l’existence, qui lui fera battre le cœur.
Il a 16 ans, et déjà l’univers l’ennuie. L’histoire-géo et la physique n’attirent que ses soupirs trop las, l’insipidité de ces autres qui jettent des regards éperdus lui fait lever les yeux au ciel. Orpheus n’est pas un prodige, il n’est pas un miracle enfin, il n’est qu’un adolescent qui questionne son existence sans trop vraiment la questionner. Les cours, les soirées, les filles qui se feraient des milliers de crasses juste pour entrer dans son lit, tout ça … il se laisse porter gentiment, persuadé que c’est comme ça qu’il lui faudra vivre sa vie. Que l’univers lui réserve un destin comme celui des autres, tout tracé, rempli de ces moments de gêne, de bière tiède et de pelles baveuses. Et ça l’ennuie. Mais il ne saurait rien faire d’autre ; honnêtement son flegmatisme l’empêche aussi de voir plus loin.
Heureusement, il y a la musique. Heureusement, il y a son frère, sa sœur, ce cocon familial qui à défaut d’être parfait n’en reste pas trop étouffant.
Heureusement, il y a ses amis. Faolan. Artémis. En grandissant les écarts d’âge se comblent, et même si le lycéen sait que les deux sont ses cadets, il se sent beaucoup plus proche d’eux que de ces imbéciles sans âme qui vaquent sur les bancs de sa classe. Ensemble, ils pourraient renouveler le monde. Ensemble, ils pourraient décrocher la lune, sortir de ce quotidien gras et s’élever au-dessus des cimes. Ensemble, ils iront n’importe où, ils partiront faire n’importe quoi, et les nuées bleues du toujours s’ouvriront de leurs mains liées. Orpheus en est persuadé.

Artémis part.
Elle l’a annoncé ce matin, elle s’en reva pour Washington, elle laisse les garçons à eux-mêmes. Jamais Orpheus n’aurait cru qu’un adieu ferait aussi mal. Lui qui rêvait de leurs aventures, le voilà réduit à néant. Le tricycle devient bicyclette, et il est loin d’avoir appris à pédaler sans petites roues. Remise en question. Le brun rate son baccalauréat, redouble sa terminale et se noie dans le rythme effréné d’un quotidien qu’il fera sien sans trop se poser la question.
Le monde est toujours à ses pieds. On lui dit qu’il est cool, que la guitare le rend plus cool et son statut de redoublant lui donne ce semblant de maturité pour lequel les filles se damneraient. Il faudra bien avouer qu’entendre ça à 18 ans n’aide pas à garder les pieds sur terre. Orpheus dérive, tout doucement, s’éloignant des passions premières, de la musique, de sa famille. Il ne reste que Faolan, auquel il s’accroche comme une ancre après une énième nuit de liesse où une fille a trouvé son lit bien avant d’y voir la tristesse.
La seule enfin à qui il s’attache s’appelle Gabrielle. Les cheveux courts, tâches de rousseur, elle a ce feu dans le regard qui lui fait se sentir vivant. Dans sa chevelure flamboyante, il glisse ses doigts un million de fois, sans songer à l’autre rouquine qu’il aurait voulu caresser. Mais Gabrielle s’accroche, Gabrielle est douce, sereine et belle. A chaque fois qu’elle l’embrasse, ce n’est pas une image de lui, ce garçon cool et obsédant, qu’elle embrasse. Non. Gabrielle embrasse l’âme éventrée de celui qui ne sait où aller, qui s’est perdu adolescent dans ce qu’on attendait de lui. Grâce à elle, Orpheus retrouve ses racines, recommence à faire attention à ce qu’il y a autour de lui, il réalise que l’univers est bien plus vaste que les soirées et la vie morne qu’on lui vendait.
Il parvient à avoir son bac, et la main dans celle de Gabrielle débute de plus sérieux projets avec Faolan et Phoebus.

Fao et Phoebe diplômés, les trois garçons bougent à Nashville, où on leur a fait miroiter une ouverture pour leur groupe de musique. Gabrielle est partie, bien sûr, on ne survit pas bien longtemps à un ego tel que le sien. Mais elle a laissé dans sa vie cette certitude droite et claire qu’il y a plus que le simple cours auquel on l’avait destiné.
Il se dévoue à la musique, avec son cadet près de lui. Ensemble, ils font les allers-retours entre Nashville et San Francisco, encore et encore, pour retourner à leur famille. Orpheus se sent enfin lui. Enfin heureux. Il a trouvé ce sens perdu qui tant d’années lui a manqué. Rien ne semble manquer au tableau.
Son frère est là, et leur musique, et leurs délires.
Faolan est là, Artémis qui vient rendre visite ou bien eux qui filent à Washington tous les week-ends où ils le peuvent. Si les liens se sont distendus, l’amitié est toujours bien là et l’attirance se fait sentir dans la poitrine d’Orpheus. Artémis lui rappelle Gabrielle. Ou bien Gabrielle lui rappelait Artémis, il ne sait plus, toujours est-il qu’ils sont bien là, ce trio d’amis invincibles.

Fao, son ami, son pilier, décide de rentrer à San Francisco le temps d’une semaine de vacances. Juste avant son départ, ce baiser qui survient entre eux remet tous ses doutes en chemin. Orpheus est perdu dans sa propre tourbe, perdu sans le rire de Faolan, perdu sans les jurons d’Artémis, perdu et il met trop de temps à demander conseil à Phoebus.
Quand il le fait, il est trop tard. Une guerre terrible a éclaté, et les deux frères Astraea sont coincés dans leur coloc post-étudiante. A se ronger les sangs, à penser chaque jour à Cléo et à leur famille dissolue qui s’est éparpillée dans l’espace. Orpheus pense à Faolan, aussi, et à Artémis. Il aimerait pouvoir faire quelque chose, mais il sait qu’il faut rester fort. Que sortir de ce confinement serait mettre en danger Phoebus, et il ne saurait pas avoir sur la conscience une mort qui n’est pas la sienne.
Alors les frères prennent leur mal en patience, dans cette affreuse circonstance où ils vivent les volets fermés et les sauces de pâtes périmées.

Alors que les combats faiblissent, les deux frères décident finalement de prendre le risque de sortir. Un trajet long. Nashville-San Francisco. Ils chargent leur petite bagnole avec leurs instruments, leurs rêves, et partent rejoindre une famille qui depuis trop longtemps se passe d’eux.
Erreur. Erreur fatale. Phoebus et Orpheus tombent sur un groupe de Surnaturels dissidents, en plein milieu de leur trajet. La dernière chose qu’Orpheus voit, c’est cette sublime jeune femme qui lui hurle qu’il faut dormir.
Et soudain l’univers est noir.


Et soudain l’univers est blanc.
Dans le paradis clair de sa chambre d’hôpital, le trentenaire discerne des silhouettes, brunes, rousses, il ne comprend pas ce qui se passe. Un homme en blouse blanche est là, avec sa barbe bien taillée. Il lui explique, très vaguement, qu’il a dormi pendant sept ans, que le monde a tourné sans lui. On lui demande ce qu’il ressent, ce qu’il veut, tout simplement ce dont il se souvient. Chaque seconde pulse dans son crâne.
Il n’en a pas la moindre idée.