The last thing we need is eachother ♕ Dizzalyr & Dom

26 février 1848.

J’ai froid. Encore un peu et il pourrait neiger. Je ne me rappelle plus vraiment pourquoi l’on a choisi cette date. Sans doute une idée d’Asarith. Œuvrant au chaos sereinement, fomentant dans les ombres mornes, il a poussé le roi de France à abdiquer, s’appropriant le fol souverain. Depuis que je suis arrivée, je découvre une autre culture. Finies les nordiques croisades, menées sur des vaisseaux de guerre pour la seule gloire du père Odin. Finis les noirs assassinats dans les ruelles sombres de Naples, le volcanisme morcelé que mènent sans respect les Santo. Non, ici, place aux révoltes, aux grondements sourds de la foule, au mécontentement solide qui pourrait bien tout renverser.
J’ai laissé mes djinns prospérer pour être en ces lieux aujourd’hui. Parfois, l’éloignement me terrifie. Et s’ils agissaient mauvaisement ? Et si leurs intentions habiles n’étaient pas de servir encore mais d’assouvir leurs propres souhaits à travers l’apparence du mien ? La confiance est un doux poison auquel je ne saurais goûter. Ou bien … ou bien peut-être que j’y goûte trop, et qu’à la fin elle me tuera.
J’ai froid. Le balcon domine le jardin, et quand je lève les yeux aux nues quelques flocons viennent à tomber. Un frisson dévore mon échine. Robe blanche, aussi blanche que la neige, comme un rappel impénétrable. Tu peux bien errer parmi eux, Ariane, Dizzalyr, tu peux bien rire à tous leurs traits, faire des sourires de circonstance pour le jour même de ton mariage. Mais qu’est-ce-que tu crois ? Ils vont se dissoudre dans l’ombre, ils vont partir, ils vont trembler, et sur le fil du purgatoire tu resteras la seule souveraine. Ta place est dans le monde entier, immobile comme un bloc de glace, muette comme de la neige intacte.
Je sais.
Je sais, et pourtant me voilà. Mariée. Heureuse. Heureuse ? Heureuse. Mariée à Charles Rosecroix, c’est le nouveau nom d’Asarith. Qu’est-ce qu’il a de plus, de moins ? Qu’est-ce qui m’attire inlassablement, qui me rattache à ses pénates, lui le chien fou, le malheureux, qui pourrait faire brûler le monde simplement pour se réchauffer ?
Je baisse les yeux sur ma robe blanche, mon ventre entré dans un serre-taille que d’autres ont resserré pour moi. Pourquoi, Dizzalyr ? Pourquoi avoir accepté ça ? Il m’a éloignée de Naples, il m’a éloignée de tout, et pourtant tout en moi s’écrie qu’il faudra retourner à lui. La bague à mon annulaire gauche capture les éclats de la Lune sur cette fin de réception folle. J’ai dit oui. J’ai dit oui, et ça semble inutile, fou, insensé, j’ai dit oui et ça me dépasse, ça me transcende, ne s’explique pas. Je respecte Asarith, Charles, j’apprécie tant sa manière d’être, mais … mais j’ai dit oui. J’ai dit oui et je ne l’explique pas. J’ai dit oui, dans un sourire bref qui m’a comme prise au dépourvu.

Oui. Un mot trop fort, un mot trop grand, l’assentiment des jours futurs par le refus d’être au passé. Oui, encore, toujours inlassablement, et avec un soupir bien las je réalise que finalement, si je devais revivre encore cette journée vertigineuse, je dirais sans doute encore oui.
Pourtant je suis là, dans la neige, avec la froidure dans mes membres. Derrière moi, l’immense baie vitrée, et tous les convives qui s’amusent. Il y avait tellement d’invités. Des hommes, des femmes, des djinns ou non, des amis de Charles surtout. Il n’y a guère d’amis pour moi dans le trône que l’on m’a taillé. Alors si lui vole, papillonne, me voilà recluse au balcon, dans l’attente d’un signe, quelque chose, un message de je ne sais quoi.
Je soupire encore. Tu es folle, Dizzalyr. Plus folle encore qu’à ta naissance. Tu as cru trouver ton égal, et tu t’y accroches telle une huître. Mais nul ne sera ton égal, jamais, tu es trop vieille et trop affamée, trop poisonneuse et dépassée.
Il neige pour de bon à présent, et j’aperçois sur les flocons une ombre glissée dans mon dos. Je souris. Claquement de porte. Une autre personne est sortie, quittant là la cérémonie, les danses joviales et pâtisseries. Sans me retourner je lui lance, les prunelles toutes emplies de vide rivées sur le jardin blanchi.
« Je vais rentrer, j’arrive. »

La soirée pourrait battre son plein, il y a toujours eu cette barrière entre dedans et puis dehors. Ma peau est une armure gelée, qui ne laisse pas le tourbillon des années folles me déloger. Alors oui, fêtez mon mariage. Jouez à danser en mon honneur. Et toi, mon amour, Asarith, file te nicher dans ton ivresse, dans ta folie et ta grandeur. Cette cérémonie est pour toi, elle est pour nous, en notre nom. Nous sommes les Rosecroix désormais. Mari et femme. Pour le meilleur et pour le pire.
Je connais la voix qui s’élève, sans jamais qu’elle ne m’ait parlé. Un sourire étire ce visage figé par le froid du balcon.
« Dom. »
Je me redresse contre la rambarde, tandis que le djinn millénaire s’accoude juste à mes côtés. Plusieurs fois nous nous sommes croisés ; il est des amis d’Asarith, si tant est que mon Asarith puisse vraiment avoir des amis. Je sais qu’il m’a mirée de loin, je sais que je lui ai rendu. Pourtant voilà, pour la première fois, que son nom jaillit de mes lèvres.
Je le dévisage, interdite. Il semble faire partie de ces hommes qui savent très bien lorsqu’ils veulent plaire. Les cheveux tremblants sous la neige, le regard pétillant de rire, comme s’il avait dit une folle farce que lui seul pouvait bien comprendre. Il est amusant, je l’accorde ; lors des rares fois où je l’ai vu, c’est bien cela qui m’a marqué. Rien d’étonnant, en définitive, s’il est ainsi proche d’Asarith. Ils sont taillés dans le même bois, dans le même roc, dans la même veine. Tandis que moi …
« Je ne suis pas inquiète. »

Je me tourne vers lui, un peu. Le tissu blanc bruisse doucement. C’est comme si le monde était blanc. La neige, ma robe et la glace éternelle qui règne comme brasier au feu de mon cœur. Il n’y a que Dom qui est sombre. Ou coloré, je ne sais pas trop.
Il a du charme. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. Grand, brun. Sûr de lui, peut-être un peu trop. Cette flamme vacillante dans les yeux qui joue de la provocation tout en sachant me respecter. Je décide d’entrer dans son jeu.
« Pourquoi ? »
Ma voix est restée monotone, pas la moindre once d’émotion, pourtant je pense qu’il saisit l’intention. La nuance dans mon sourire froid, l’imperceptible once de fou rire qui flotte à l’arrière de mon crâne. Je ne vais pas partir, non. Je ne vais pas laisser Asarith, pas après tout ce qui s’est passé, pas alors que Naples est à moi et que m’attirer sa discorde serait risquer encore des guerres. Pour autant son jeu m’intéresse. Pourtant tous les jeux m’intéressent.
« Tu as une meilleure alternative à proposer ? »