Il était mort.
Il était son pilier, son phare, son guide dans le marasme noir que serait toujours l'existence. La seule personne dans l'univers qui pouvait le distraire de sa solitude.
Et il était mort.
Erebos avait souvent effleuré ce concept, souvent flirté avec la mort. Souvent souhaité d'elle qu'elle l'embrasse, qu'elle mène son âme au chapiteau de l'après, la sublimation. Rêvé qu'elle vienne le prendre par la main, ôter de son pied maladif la douce épine qu’était la vie.
Il aurait préféré être mort, que de subir encore un deuil. Il aurait préféré que rien de tout cela n’arrive, il aurait souhaité que … la faucheuse le prenne en premier au lieu de lui ravir son père. On n’a pas toujours de qu’on veut.
Reby errait dans les couloirs, des vêtements bien trop austères sur le dos. Noirs. Pas de sarouel multicolore, pas de pull pailleté troué, pas de Doc Martens bien usées. Noirs. Juste un pantalon noir. Un pull noir. Et le noir cloué dans ses yeux, bouillonnant derrière ses paupières tandis qu’il revoyait le visage d’Eden dormant dans son cercueil. Il était mort. Mort de chez mort. On ne pouvait plus mort, et Erebos se haïssait pour ça. Il se haïssait de voir son père mort, lui le pilier, lui l’inextinguible enflammé qui menait le blond trop instable sur les doux chemins de la Lune.
Clignement. Mouvement de tête. Clignement. Clignement.
La cérémonie avait été absurde. Absurde. Tous les Stonegold, vêtus de noirs. Sauf Caïn, pour une raison étrange qui échappait à sa conscience. Alaska assise près de lui, sanglotant avec dignité dans une tenue noire elle aussi. Ils étaient beaux, les jumeaux dorés. Côte à côte sans oser se toucher, dans le même deuil mais pas dans la même galaxie. De toute façon, ç’avait toujours été pareil. Les sorciers ensemble, les dragonnes ensemble. Les filles, les garçons.
Erebos n’oublierait jamais le regard blessé d’Alaska lorsqu’elle avait posé les yeux sur la silhouette frêle de son corps, ténu dans ce lit d’hôpital. Alors voilà. Ils se parlaient à peine, s’étaient présenté leurs condoléances du bout des lèvres, avant que le jeune sorcier ne se mette à faire les cent pas dans les couloirs de la maison.
« Papa … » gémit-il, la blessure dans l’âme.

Tout dans cette maison disait lui, tout dans sa conscience disait lui. Il lui manquait. Terriblement. Chaque seconde passée dans l’absence lui donnait moins envie de ressentir. Le deuil. La tristesse. L’insolence de ces jours qui continuaient, du sablier qui s’égrénait, comme s’il n’avait rien d’autre à faire. Enfoiré. Il aurait mieux fait de se taire, de s’arrêter, de remonter en arrière, de pouvoir rebrousser chemin jusqu’à l’instant avant sa mort où Eden respirait encore.
Sans réfléchir, le sorcier fou courut dans les couloirs de marbre, courut jusqu’à la suite parentale où il pensait trouver sa mère. Sans frapper il ouvrit la porte. Sa mère se tenait debout, seule, les larmes ravageant ses yeux. Mais elle ne le remarqua pas. Elle se contenta de serrer des poings trop blancs pour être frappés. De proférer dans l’air nocturne la haine qu’elle avait de Caïn.
Reby demeura interdit, un bref instant, juste le temps de rassembler toutes ses pensées.
« … Maman ? »
Il s’approcha, en quelques pas. Tout en eux était tellement noir, dans les yeux sombres de sa mère il lut la même détresse que lui, il lui le même manque de lui, l’amour qu’elle portait à son père, l’amour qu’elle portait à Eden. Eden comme un jardin d’Eden, où poussaient les fruits de l’amour, les sourires et la compassion. Ô, comme il pouvait lui manquer. Ca en devenait si palpable, ça en devenait si détestable, comme si chaque seconde les brûlait. Comme si chaque seconde faisait mal. Et il en faudrait des milliers.
Il s’approcha et posa trop maladroitement sa main sur l’épaule de Dahlia.
« Maman, qu’est-ce-que tu racontes ? »

Erebos ressemblait à son père. C’était un fait qu’on lui rappelait, depuis l’enfance. Les mêmes yeux, la même mâchoire volontaire, et cette errance dans le regard que seuls savent traduire les sorciers. Erebos ressemblait à son père, ce qui allait dans l’ordre des choses, si l’on y réfléchit bien, étant donné que la moitié de son génome venait de lui. On lui disait bien trop souvent pour qu’il puisse seulement l’oublier. Oui, je ressemble à mon père, je sais. Il répondait mollement aux gens, l’esprit déjà parti trop loin.
Mais ce jour-là cette ressemblance devenait un trop lourd fardeau. Tous ces autres vêtus de noir qui posaient leurs regards chagrins sur les traits fragiles du sorcier. Il ressemblait à Eden, oui, il ressemblait à l’homme qui était mort faisant son devoir, l’homme qu’aujourd’hui on mettait en terre, l’homme qu’on pleurait. Comme un fantôme dans les consciences, Eden était présent pour eux ; comme un masque sur son visage, Eden devenait en Erebos un spectre qu’on ne tuait pas.
Dans le regard fou de sa mère, Reby aperçut une souffrance qu’il ne pouvait pas supporter. Dahlia devait être comme un roc, Dahlia la dragonne insondable, Dahlia qui avait toujours su être une mère pour les deux jumeaux. Pourtant la flamme vive qui surgit derrière les prunelles de sa mère eut un effet étrange, soudain. Le sang glacé, il sentit les doigts fin d’une épouse qui avait perdu son mari venir se poser sur sa joue.
Tu lui ressembles tellement.
Oui, il lui ressemblait, Erebos le savait, et dans les yeux de cette mère soudainement il n’était plus fils. Il était cet amour perdu que la vie a vite arraché. Il n’était plus son tout-petit, le gringalet mignon Reby qu’elle avait longtemps allaité, non. Il était le reliquat blond d’un père qui n’existait même plus. Prisonnier de ses propres traits, comme empêtré dans un filet dont il ne saurait réellement sortir sans y perdre la face.
Clignement. Mouvement de tête. Clignement. Clignement.
Dahlia détourna le regard, ôta sa main, se posa face à sa coiffeuse, répétant une sombre menace à l’égard de son cousin. Erebos secoua la tête, ses boucles venant lui heurter les tempes comme autant de piolets.

« Maman, il faut que tu te calmes. »
Se positionnant derrière elle, Reby prit les deux mains de sa mère et la serra dans une étreinte qu’il aurait voulue plus adroite. Là, qu’elle ne prenne pas quelque chose, qu’elle ne se fasse pas mal encore. Ils avaient perdu l’un des parents, ils ne pouvaient pas en perdre deux. Il posa sa tête sur son épaule, dévisagea leurs faces presque jointes dans l’éclat moucheté du miroir.
Elle avait l’air tellement meurtrie, tellement mal, tellement en colère.
« Maman, tu dis n’importe quoi. Arrête. »
Sans le vouloir il serra un peu sa prise aux poignets de sa mère. Il fallait qu’elle oublie tout ça, qu’elle ne puisse penser à Caïn dans un jour aussi déplorable. Certes, leur cousin n’était pas là, mais il n’en était pas coupable ; il y avait sans doute une raison. Jamais Caïn ne les blesserait, ne leur ferait le moindre mal.
Mouvement de tête. Clignement. Clignement.
« Caïn n’est pas là. Il n’y est pour rien. Il n’y a … » Déglutition insupportable, comme un bris de verre dans la gorge. « … il n’y a plus qu’Alaska et moi, maintenant. »
Et il faut que tu nous entendes, que tu puisses prendre soin de nous. Il n’y plus qu’Alaska et moi, on a perdu notre papa, l’homme qui comptait le plus au monde. Alors je sais que toi aussi, mais on a tant besoin de toi, de tes bons mots, de ta tendresse, Maman. Je t’en supplie ne sois pas folle, ne sois pas ivre, et calme ta paranoïa.
« S’il te plait … »

Il ne serait venu à l’esprit de personne de traiter Erebos comme un adulte responsable. Ni même comme un adulte, tout court, à vrai dire. Trop jeune. Trop instable. Trop sombre. Trop douloureux. Toujours caché derrière les autres, devant les souvenirs malheureux, toujours tapi dans les méandres de sa psyché maladive. Personne ne le traiterait comme un grand, lui le chétif, l’inconsolable, l’inconsolé.
Pourtant voilà. La glace brisée sur la photo qu’ils étaient une famille parfaite. Leur nom souillé à l’infini pendant que son père avait failli. Et c’était lui, lui, Erebos, lui Reby, lui le petit, le blondinet, lui le sorcier, le moins que rien, et c’était lui l’adulte désormais. Lui sur lequel Dahlia voulait compter, sur lequel elle se reposait. Lui, Erebos, le misérable devenant miséricordieux.
Il devait prendre soin de sa mère, de sa sœur, des cendres de ce qu’ils avaient été. Il devait se tenir droit, fort. Une coquille morte à l’intérieur. Eden était mort. Eden comme le jardin d’éden, le paradis sucré du monde, là où il découvrit la vie. Eden qui fut aussi Atlas, en portant le monde d’Erebos comme un fardeau sur ses épaules. Rien ne serait pareil sans lui. Rien ne pouvait être pareil sans lui. Il n’y avait plus qu’eux, maintenant. Dahlia la veuve désincarnée, et lui le mal-embouché, le raté. Lui qu’on regardait de travers quand malgré lui, à l’enterrement, son corps se parcourait de tics.
Clignement. Mouvement de tête. Clignement. Clignement.
« Maman … »
C’était à ça qu’il s’accrochait. Là-dedans, quelque part, sa mère. Sa mère fragile, tourneboulée, mais c’était bien sa mère quand même. Il avait besoin qu’elle le soit. Il avait besoin d’un repère, dans ce monde où il n’y avait plus que de vains ilôts de poussières à peine emportées par le vent.
Il la voyait folle, il la voyait flétrie, son regard d’ordinaire profond peuplé de larmes illusoires. Alors, comme un écho soudain, ses yeux à lui aussi vomirent des hectolitres de larmes sales. Parce qu’il n’y avait plus que lui, maintenant. Lui, au milieu de la folie. Lui qui souvent s’était noyé dans un océan d’irraison devenait le seul encore droit. La cruelle ironie du sort aurait bien pu le faire sourire s’il n’était pas aussi triste, sa vision brouillée par les larmes, son cœur enserré par la mort.
Reby les regardait dans le miroir. Lui sombre spectre aux joues bien creuses. Et sa mère, si belle, si puissante, le dos plaqué contre son torse, à s’agiter sans trop y croire, les deux poignets dans ses mains blanches. Cela ne devrait pas se passer comme ça.
Il enfouit son visage maudit dans le cou trop blanc de sa mère, faisant toujours face au miroir. Il ne fallait pas qu’elle le voie. Fallait pas qu’elle le voie pleurer. Elle y verrait comme une faille, une faille dans laquelle s’engouffrer, une nouvelle prise de déraison à l’autel déjà bien tenu.
Pitié, Maman.

Il l’entendit divaguer, encore, et contracta fort la mâchoire jusqu’à s’en mordre l’intérieur des joues et sentir le goût dans sa bouche d’un sang qui demeurait le sien. Ils avaient encore des choses à vivre. Ils avaient encore des choses à perdre, et entendre sa mère pleurer lui donnait l’impression pourtant qu’il n’y avait plus d’horizon.
Relevant doucement ses cheveux blonds, il embrassa l’épaule tremblante de sa mère, sans lâcher ses mains.
« Maman, je t’en supplie … » sa voix comme un croassement rauque. « MAMAN !!! »
Il avait hurlé presque à son oreille, pour qu’elle revienne, pour qu’elle soit là. Pour qu’elle arrête de délirer.
« Maman, arrête. Alaska … a 17 ans … et moi aussi. Et Papa … Papa n’est plus là, tu sais bien. »
Chaque mot était haché d’un sanglot, comme une ponctuation étrange qui meublait son discours de peine. Tu sais bien. Non, elle ne savait pas, ostensiblement, elle ne savait plus rien, elle était tellement enfoncée dans la douleur de n’être plus femme qu’elle en oubliait d’être mère. Tu sais bien. Lui non plus ne voulait pas savoir, lui aussi voulait oublier, croire pendant un millième de seconde qu’Eden allait franchir la porte avec un sourire rayonnant comme il l’avait fait tant de fois. Mais ce n’était pas le cas. Ce ne serait jamais le cas.
« Papa … il a protégé le crâne … c’est tout. »
C’était tout. Et ce serait tout pour toujours, parce que chacune des secondes à venir serait peuplée de son absence. Chacune des minutes à venir serait une injure à son nom, une chance de plus de l’oublier. C’était tout, Erebos n’en avait pas envie mais c’était tout et il n’y avait rien de plus. Plus rien. Plus jamais.
Il fait si noir, Maman, si noir. Il fait si noir sans mon Papa. Il fait si noir, Maman, j’ai peur. Maman, serre moi dans tes bras. Je t’en supplie, Maman, aide moi.
Il fait si noir, si noir, si noir.

Paraîtrait-il que chacun gère son deuil de la manière qu’il peut. Erebos, lui, ne pouvait pas. Il ne pouvait pas gérer ça. Il n’en avait nullement la force, il en était si peu capable. Il avait besoin d’un appui, d’un renfort, quelque chose de stable, quelque chose pour l’aider encore et lui faire sentir malgré tout qu’il n’était pas seul sur la terre.
Ce quelque chose il le cherchait. Il le cherchait dans le miroir, dans les yeux troublés de Dahlia. Mais il ne trouva que le vide. Noir. Noire souffrance, noire douleur, noir chagrin courant dans leurs veines. Sa mère était devenue un spectre, emplie de folie et de vengeance, et lui qui cherchait à tenir se retrouvait privé de socle.
Clignement. Mouvement de tête. Clignement. Clignement.
Des larmes nouvelles s’écoulèrent, quittant l’océan de ses yeux pour venir dévaler ses joues et la douce pente de son menton. Pourquoi ? Pourquoi, dans toute cette grande famille, parmi les dragons surpuissants et pourvu de milles atours, pourquoi son père ? La pièce rapportée, le sorcier, pourquoi lui, pourquoi pas un autre ? Pourquoi fallait-il que s amère plonge doucement dans le chaos après la perte d’un mari, au lieu de voir dans la lumière les sourires de ses enfants blonds.
Le sorcier secoua la tête, impuissant, relâcha légèrement sa prise sur les poignets blancs de sa mère. Tout cela ne servait à rien. Il n’était pas assez fort, pas assez puissant aussi sans doute. Pas assez pour aider sa mère, pour lui donner quelque chose d’autre et qu’elle puisse s’y raccrocher. Elle la dragonne de platine, celle qui avait su s’élever au-delà des affres du monde, épouser un sorcier fragile, vivre près de lui jour après jour et de lui porter les jumeaux ? Pas assez pour la retenir. La tête calée dans son épaule, il sanglota à demi-maux, sans laisser ses épaules sauter, sans laisser sa douleur paraître.
Il y en avait pourtant tellement.
Sa mère était folle. Folle de son père, et folle à lier. Désormais, le deuil parlait pour elle et tout l’amour qu’elle lui portait avait pourri, cherchant une cible, et tout l’amour qu’elle lui portait était devenu inutile, accessoire, futile, sans intérêt. Il n’y avait plus rien au monde qui puisse la faire lever les yeux, et Reby se sentit idiot d’avoir penser qu’il le pourrait.
« Maman … »
Un gémissement, un crachotement, noyé dans une série de tics plus nerveux les uns que les autres.

Dahlia repoussa son garçon, qui la lâcha, trop malheureux, les yeux rivés sur le plancher. Debout au milieu de la pièce, à essuyer ses hurlements, il se prit à rêver un peu que ce soit lui qui soit parti. Lui, au lieu de son père. Tout aurait été tellement mieux. Alaska, Papa, Maman, heureux. Et lui dans une autre dimension, flottant dans les nuages trop sombres, attendant au-dessus des terres que l’univers vienne le cueillir.
Il releva la tête. Doucement. Tremblant. Le regard plein de peine, comme jamais il n’aurait trop cru qu’un regard pouvait s’en emplir. Il riva ses yeux maladroits dans les yeux hagards de sa mère. Il fallait qu’elle écoute, maintenant.
D’un mouvement sec du poignet, il fit régner un silence pur dans la pièce où ils se tenaient. Dahlia articulait encore, mais aucun son ne jaillissait, et c’était sans doute mieux comme ça. Cela durerait aussi longtemps qu’il avait le poignet plié, et il espérait secrètement qu’il n’en aurait pas trop besoin.
« MAMAN, CALME TOI ! »
Les pleurs étaient audibles, atroces, comme une contrebasse qu’on égorge.
« CALME TOI … » reprit-il, mais déjà sa voix était plus faible, ses balbutiements malheureux. « Arrête, Maman, je sais … je sais que tu cherches un coupable, mais arrête. Caïn … Caïn n’y est pour rien. »
C’était là sa seule certitude. Son père était mort, oui. Paraissait-il que son cousin avait voulu voler leur crâne. Et alors ? Caïn n’était pas un meurtrier, et il ne pourrait jamais l’être. C’était son cousin, son ami. Ensemble, ils s’étaient inventé un royaume par-delà les haies, un endroit où vivre immortels. Ensemble, ils avaient tant vécu dans l’ombre de ces écailleux qui prétendaient les accepter lorsqu’au fond, ils croyaient seulement à la fierté de leurs deux ailes.
« Caïn, il … il est tout seul, quelque part. Il a perdu son oncle aussi. » murmura-t-il dans ses sanglots, englouti dans sa propre gorge comme un violent raz-de-marée. « Il faut … il faut pas lui en vouloir de pas être là, Maman. »
Erebos lâcha la tension qui animait son poignet gauche, libérant ainsi la parole pour que sa mère puisse lui répondre.
« Il faut qu’on le retrouve et qu’on l’aide. C’est Caïn, c’est pas … » Hoquètement. Clignement des yeux. « … c’est pas un assassin, ou j’sais pas quoi. C’est ton neveu. Tu peux pas … tu peux pas l’accuser comme ça. »
Timidement il se rapprocha et prit le visage de sa mère, formant une coupe de ses deux mains. Elle était belle, même dans son deuil. La plus belle de toutes les mamans.
« Tu peux pas dire ça. Tu peux pas penser ça. »
Tu peux pas me laisser comme ça.

Un malheur n’arrive jamais seul. Erebos prenait pleine mesure du sombre sens de l’expression. Un malheur n’arrivait jamais seul, et au milieu de ce deuil glas qui venait lui ravir son père, fallait-il que sa mère encore s’empoisonne de mensonges indûs. Qu’elle accuse l’un d’eux, l’un des leurs. Certes, le plus fragile d’entre eux, celui qui n’avait pas de pouvoirs, celui qui, dès sa jeune enfance, était doucement à l’écart, mais … Caïn.
Ils avaient tellement joué ensemble, grandi ensemble, souffert ensemble. Caïn ne s’était pas dérobé, n’avait pas boudé l’hôpital comme c’était le cas d’Alaska. Erebos aimait sa grande sœur. Mais ses cousins, Ezra, Caïn, tenaient une place si spéciale dans le palpitant du sorcier que rien ne semblait les atteindre. Pas même Dahlia devenue folle, qui tempêta dans toute la pièce aussitôt sa parole racquise.
Clignement. Clignement. Mouvement de tête. Clignement.
Alors qu’il la dévisageait, à travers le rideau de deuil que la tristesse mettait sur lui, Erebos le réalisa : sa mère ne changerait pas d’avis. Elle resterait persuadée, persuadée d’un odieux crime commis par son cousin aîné. Elle resterait persuadée que c’était de sa faute, à lui, pas celle d’un malheureux destin, pas celle du hasard de la vie. Et lui, lui, avec ses 23 ans à peine, lui qui se remettait à peine de ses cauchemars des nuits passées, lui qui ne pouvait en silence qu’attendre que passe la tempête ; lui n’y changerait rien, jamais.
Il se résigna donc, les yeux rougis, le cœur meurtri, ses joues dans les mains de sa mère. Se résolut à l’écouter, puisque rien n’y changerait sans doute. Alors que la seule perspective que ses proches se déchirent encore lui donnait envie de pleurer. Pleurer jusqu’à être vide de larmes, pleurer jusqu’à ce que l’univers lui accorde le droit de se liquéfier pour n’être lui-même que du vide.
Du pouce, il écrasa une trace, une coulée noire sur la joue blanche de cette mère qui était la sienne.

« D’accord, maman. »
Il la serra maladroitement dans ses bras.
D’accord, maman. D’accord, je vais te regarder détruire l’unité qu’il nous reste. D’accord, je vais attendre en silence que tu veuilles tuer mon cousin. D’accord, je vais voir ta santé passer dans ce deuil sans pareil. D’accord, d’accord, d’accord. Ça me tue, mais je vais le faire, parce que tu es plus forte que moi et que tu l’as toujours été. Parce que tu seras forte pour moi, même si ce sera contre Caïn.
« D’accord. » répéta-t-il sans trop y croire, passant une main dans les cheveux sombres pour que juste Dahlia se calme et qu’elle arrête de hurler fort la haine qui lui crispait les traits.
Il ne lui dit pas, que si Caïn n’était pas là, c’était sans doute bien parce qu’il avait peur de ce qu’elle pouvait penser de lui. Il ne lui dit pas que Caïn souffrait, depuis longtemps, de sa condition d’être humain qui le forçait à être flou. Il ne lui dit rien, rien du tout. Il se contenta de la serrer, comme si elle était l’enfant et lui la mère, lui qui rassure, qui réconforte, alors qu’il n’était qu’un ado qui avait perdu son papa.
D’accord, maman. D’accord, je ne peux plus compter sur toi pour retrouver un peu de raison. D’accord, je ne peux plus te croire quand tu dis qu’on est ta famille, puisque même cette propre famille, tu veux tout de suite t’en venger sans avoir un soupçon de preuves. D’accord, maman. D’accord.
Le sorcier fixa son reflet dans le miroir sale de sa mère. Il avait l’air exténué, et pourtant il était debout, agité de mille tics nerveux, à devoir jouer les adultes quand le monde ne tournait plus rond.
Bon sang, que son père lui manquait.