J'espère que t'es un fantôme sinon tu vas te prendre mon poing dans la figure ~ Irirhea

Rhea était dans un état d’agacement rare. Cela faisait trois jours qu’elle traquait cette crapule, trois jours qu’elle le suivait partout dans sa Comet, à une distance adéquate, en prenant de soigneuses notes dans son carnet pour faire le point entre deux cornets de frites avalés. Elle avait été sur le point de découvrir le pot-aux-roses, enfin, quand elle avait vu débarquer un homme qu’elle soupçonnait d’être lié au marché noir pour faire affaire avec sa cible. Elle aurait pu tout voir, tout entendre, le point culminant d’une enquête de 72h sans sommeil. Mais un petit enfoiré avait embouti l’arrière de sa voiture, et crié « à mort les dragons ! » avant de partir en trombe. Charmant.

La jeune détective était habituée à ce traitement, mais elle admettait volontiers qu’il avait été plus coutumier à Washington qu’à la Nouvelle Orléans. Elle n’était pas particulièrement discrète – son appartenance à la famille Riverwood avait de toute manière scellé son profil public. Un profil auquel elle ne s’habituait, en revanche, toujours pas. Ce qui la dérangeait profondément, néanmoins, c’était la distraction que cet incident avait fait survenir dans la conversation de ses cibles qui en avaient profité pour fuir, et l’indispensable aller simple pour le garage que cela supposait. Aucun d’entre eux n’était ouvert en plein milieu de la nuit, elle devrait attendre le lendemain matin.

A la première heure, la jeune dragonne sauta de nouveau dans sa Comet, les traits aussitôt déformés par la rage lorsqu’elle posa les yeux sur l’arrière de la voiture. Son garage habituel n’ouvrait pas avant midi – qu’à cela ne tienne, elle savait que le garage Maxwell situé dans le Bayou avait également une bonne réputation, et on ne lui tiendrait pas rigueur de cette infidélité ponctuelle. Le voyage fut silencieux, tandis que Rhea tentait tant bien que mal de ne pas perdre son calme. Cette nuit entière avait été un échec, elle avait perdu la trace de ses cibles à cause de l’enfoiré en bagnole, elle n’avait pas pu relever la plaque dudit enfoiré parce qu’elle était trop occupée à fulminer contre la fuite des malfrats et se demander si elle devrait abandonner sa couverture et les poursuivre, et aucune seconde de sommeil ne fut trouvée jusqu’au petit matin.

Une jeune femme se précipita sur elle dès son arrivée – décidément, le garage Maxwell savait recevoir. Trop distraite pour détailler ses traits, elle se contenta d’ôter les clés du contact en soupirant, et s’extirpa de la voiture à regret. Elle n’aimait pas s’en séparer pour une quelconque raison que ce soit, même les réparations. La détective allait saluer la mécanicienne et lui expliquer le problème lorsqu’elle entendit sa voix froide résonner à ses oreilles. Prise de court par tant d’agressivité, Rhea leva un sourcil, prête à riposter. Elle darda un regard brûlant sur le visage aux traits tirés de l’inconnue qui se tenait devant elle, et la vérité la frappa avec la force d’un train. La mécanicienne n’était pas une inconnue du tout. « Iris… » murmura-t-elle plus pour elle-même que pour la jeune femme qui la regardait avec colère. Cela faisait bien des années qu’elle avait fait le deuil de ce visage-là, pourtant son fantôme la hantait encore. Combien de fois s’était-elle demandé à quel point les choses seraient différentes, si elle était restée ? Ou si elle avait emmené son amie avec elle ? Iris n’avait pas vraiment changé. Rhea avait été témoin de toute la rage que son amie portait contre le monde – aujourd’hui c’était contre elle. Pouvait-elle la blâmer ? « Je ne m’attendais pas à te retrouver ici » fut tout ce qu’elle put dire. Rhea n’avait pas l’habitude d’être désarmée – elle n’avait jamais la langue dans sa poche, toujours la première à faire des traits d’esprit, entre sarcasme et provocation. Mais elle avait enterré son enfance si loin derrière elle que tout lui semblait artificiel – Iris ne comprendrait aucune des raisons qu’elle avait à lui offrir, et encore moins d’entrée de jeu. « Mais je suis contente que tu ailles bien » souffla-t-elle avec sincérité. Ses propres paroles lui semblaient inadaptées, mais que dire à une sœur qu’on a abandonné quinze ans auparavant ? Que restait-il encore de ces deux enfants et de toutes leurs promesses murmurées au plus noir de la nuit ?

   

CODAGE PAR AMATIS
   

La situation avait rapidement dégénéré. Rhea, trop obnubilée par les larmes qui coulaient désormais des yeux bleu lagon de son ancienne amie, ne réagit pas tout de suite en la voyant d’avancer vers elle. Elle sentit, en revanche, le poing s’écraser contre l’arête de son nez, et le liquide poisseux en couler jusqu’à sa bouche. La jeune dragonne entendit à peine le venin craché à son encontre – le venin d’un animal blessé, déçu, en colère. Elle porta la main à sa bouche et essuya une partie du sang avec sa manche, le regard noir. Cela lui coûta l’absolue totalité de sa maîtrise d’elle-même pour ne pas répliquer et retourner le coup à l’envoyeur. Incrédule, elle observa la mécanicienne se diriger vers sa voiture et lui demander l’origine des dégâts, comme si elle ne venait pas de lui envoyer son poing dans la figure, comme si rien ne s’était passé. Rhea peinait à identifier ses émotions tant elles la traversaient comme autant de trains dans une gare. « Je suis prête à laisser ça passer parce que tu as le droit d’être en colère » Sa voix était calme, inflexible, mais froide. Iris était bien la première à qui elle autorisait un coup pareil sans répliquer – mais ce n’était pas le lieu pour une vulgaire bagarre. Son estomac était lourd de regret – la situation méritait mieux que ça, et pourtant elles étaient bloquées là, sans moyen de désamorcer la situation. Son amie avait été une enfant têtue, et Rhea soupçonnait que la version adulte était encore pire. Elle continua, regard fixé sur la jeune femme devant elle dont elle peinait encore à réaliser la présence, sans prêter attention à sa question sur sa Comet. Si elle pensait toucher la prunelle de ses yeux dans cet état de colère, il allait falloir repasser. « Mais si tu me touches encore une fois, tu ne t’en sortiras pas aussi bien. On a plus douze ans, Iridescence. » Rhea insista sur le prénom de son ancienne amie, comme pour dire j’ai compris, tu as gagné. Pour dire aussi, c’est ridicule. Pour dire, tu n’as pas changé, pourtant.

Rhea laissa échapper un soupir tandis qu’elle se laissa tomber doucement sur le capot de sa voiture, essuyant d’un dernier coup de manche les traces de sang restantes. Dommage, elle aimait bien cette chemise. La dragonne n’était pas habituée à être la personne la plus sage de la situation – cela lui semblait toujours aussi risible d’appeler au calme alors qu’elle-même n’avait été que tempête la majorité de sa vie. Elle savait que l’orage ne passerait jamais vraiment, mais au moins, elle en maîtrisait mieux les éclairs. « Si tu veux des explications, je peux t’en donner. Si non, je remonte dans ma caisse et on a plus à se croiser. Mais on va se comporter en adultes. » Rhea attendit le verdict, dos légèrement plus droit, prête à se relever et reprendre le volant de sa Comet à la recherche d’un autre garage. Quelque chose en elle la poussait à rester, mais elle avait appris il y a bien longtemps qu’on ne pouvait pas forcer les gens à vous écouter.


   

CODAGE PAR AMATIS
   

Iris n’avait pas l’air apaisée, mais ses poings étaient rangés dans son propre espace vital, ce qui était d’ores et déjà un progrès appréciable. La froideur qui émanait d’elle était inconfortable, à des kilomètres de ce qui les avait liées enfants. Souvent, Rhea avait rêvé de cette rencontre, de ce qu’elles se diraient, des vérités douloureuses et des aveux qui passeraient le seuil de sa bouche. Elle se souvenait des discours qu’elle avait préparé, imaginait peut-être quelques larmes, des heures et des heures à se raconter ce qu’elles avaient manqué. Ce fantasme était à des kilomètres de la scène qui se déroulait sous ses yeux. Malgré l’apparente disposition de la mécanicienne à l’entendre, Rhea déployait des efforts surhumains pour ne pas tourner les talons devant la rancœur qui teintait leurs retrouvailles. Une rancœur qu’elle avait imaginé – mais à ce point ? Elle était encore là tout simplement parce qu’elle ne fuyait plus, aujourd’hui. Elle s’acceptait, elle n’avait plus peur. Elle avait appris que les gens étaient responsables de leurs propres trajectoires et de leurs propres choix. Et de toute manière, si Iris la rejetait à cause de sa nature elle ne perdrait rien – elle l’avait déjà perdue. « Ce qui a été si important, c’est ça » finit-elle par déclarer en se relevant du capot de sa voiture.

La dragonne détourna le regard, et leva la main. Le lampadaire qui se trouvait à la droite de son interlocutrice s’alluma brusquement après un grésillement. Rhea laissa le courant d’électricité lui parcourir la main, quelques secondes, impossible à manquer. Puis, doucement, les écailles qui se forment sur la peau diaphane de sa main, les ongles qui se fortifient en griffes, puis qui se rétractent, et l'épiderme qui redevient lisse. Iris savait, maintenant. Elle savait après toutes ces années que Rhea faisait partie de ces être surnaturels dont ils avaient entendu parler à la télévision. Après un silence, elle reprit enfin la parole. « Je savais que tu allais le découvrir, à un moment. Que je risquais de te faire du mal, à toi, à la famille qui nous hébergeait. Je ne pouvais pas prendre le risque. » Ses pouvoirs étaient restés instables tellement longtemps – c’était un vrai miracle qu’aucun incident majeur ne soit survenu, que personne n’ait été blessé. Il y avait eu quelques occurrences, bien sûr, des choses que leur famille avait rangé dans la case accident. Mais chacun d’entre eux avait rapproché Rhea de sa décision. « Tu aurais peut-être pu comprendre, on ne le saura jamais. Tu m’aurais peut-être demandé de rester. Mais j’avais douze ans et j’avais peur. Être seule et te laisser derrière me semblait être le prix à payer pour te protéger. Et je l’ai payé. Je le paie encore. » ajouta t-elle en désignant son menton, sur lequel figurait encore quelques traces de sang séché qu’elle n’était pas parvenue à enlever.

Elle le regrettait, profondément, de n’avoir pas donné le bénéfice du doute à son amie. Mais même si Iris l’avait accepté sans prendre peur, sans la considérer comme une erreur de la nature, cela n’aurait pas changé le risque qu’elles prenaient. Au contraire. Rhea laissa échapper un soupir devant le silence qui se prolongeait, et refusait de regarder son ancienne amie dans les yeux. Lui faire ces révélations là était plus dur qu’elle ne l’aurait pensé. « Tu ne peux pas imaginer le nombre de fois où je me suis réveillée la nuit en me disant que j’allais te demander de venir avec moi, qu’on allait retrouver ma famille d’une manière ou d’une autre et qu’on serait sœurs pour de vrai. Mais j’étais un monstre. Et qui aurait pu vouloir d’un monstre comme ami ? » Là était tout le cœur du problème. Quand un monstre cesse t-il d'être un monstre ?

Quand on l'aime.


   

CODAGE PAR AMATIS
   

Si Rhea avait besoin d’une confirmation qu’Iridescence ne s’était jamais doutée de la vérité, elle l’avait sous les yeux sous la forme parfaitement ronde que formaient les lèvres de son ancienne amie. Un silence suivit l’onde de choc. Rhea n’osa pas reprendre la parole après sa tirade, préférant laisser la mécanicienne réagir avec ses propres mots. Elle fut étonnée de voir les larmes couler sur son visage, et un sentiment de malaise la prit au ventre ; aurait-il mieux fallu ne rien dire ? Iris ne la regardait pas alors qu’elle marmonna sa question, la question qui laissa Rhea elle-même perplexe. Un autre monstre ? Ainsi qu’elle l’avait fait elle-même, Iris agita ses doigts et la dragonne fut plisser les yeux pour voir ce qu’elle lui montrait : une forme rappelant un dragon créé à partir des larmes qui avait, quelques secondes plus tôt, orné le visage de la jeune femme. Devant l’incrédulité de la détective, Iris reprit la parole et expliqua. Une nymphe – une nymphe d’eau, d’après ses pouvoirs et ses dires. Rhea laissa échapper un petit rire étranglé, à peine audible. « Il semblerait qu’on peut effectivement mieux se comprendre qu’on ne l’aurait cru » Elle avait connu des nymphes, avait combattu auprès d’elles pendant la guerre. C’était à ce moment-là, d’ailleurs, alors qu’elle avait observé tous types d’êtres surnaturels se battre côte à côte, qu’elle avait songé qu’elle avait sûrement croisé la route de nombre d’entre eux sans le savoir. Elle ne croyait pas si bien dire.

Au milieu du choc de la révélation de la nature de son ancienne amie, les derniers mots d’Iris éveillèrent le doute chez la jeune détective – malgré la guerre et la révélation, Iridescence vivait-elle toujours cachée ? Elle vérifia d’une part et d’autres de leur petite bulle que personne ne les observait. « Tu vis encore dans le secret, malgré tout ça ? » Tout ça, la guerre, les infrastructures mises en place pour les gens comme elles. Elle pouvait le comprendre, quelque part. Il restait toujours cette part d’humains qui rendaient la vie des surnaturels difficile – elle était bien placée pour le savoir, avec sa Comet emboutie.

   

CODAGE PAR AMATIS