ELISHEVA ❆ in the halls of hades they said i was queen

Elisheva naît dans une famille sans histoire. C’est une enfant silencieuse, tranquille, tant et si bien que parfois Maayan et Yaara doivent vérifier qu’elle respire toujours. Elle n’est pas capricieuse, pas demandeuse d’affection non plus. Une enfant sage dont les parents peuvent se vanter ; mais un bébé qui crie c’est un bébé qui vit, et ça, Sheva n’a jamais vraiment appris.

La vie s’insuffle dans la maison sous la forme d’une nouvelle petite fille que Elisheva regarde avec des yeux curieux, un peu émerveillée. Elle n’est pas beaucoup plus grande, mais elle a des responsabilités qui la font trembler. Elle ne sait pas comment faire, un peu maladroite, elle a peur des accidents, peur de mal faire, elle ne veut pas rester seule avec sa petite sœur sans supervision, de peur qu’il arrive quoi que ce soit. Elle l’aime, mais elle préfère l’aimer de loin en attendant d’apprendre comment on fait pour aimer quelqu’un correctement.

A l’école, Shoshana se fait une amie, et Elisheva se greffe au trio, galvanisée par la joie de vivre de Priya, l’enfant blonde, et par l’enthousiasme de sa petite sœur. Elle n’a qu’à reproduire ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, elle peut se reposer sur le mimétisme, faire comme tout le monde pour apprendre à grandir. A cet âge-là, on ne dirait pas que c’est elle, l’aînée, tant elle se calque sur Shoshana pour avancer et comprendre le monde qui l’entoure. Elle est curieuse pourtant, de la terre, de la nature, ce sont les gens qu’elle ne comprend pas. Pendant deux ans, elle lutte contre le sentiment de ne jamais être comme il faut – là où les deux autres sont audacieuses, elle est en retrait, plus craintive, plus réservée. Il y a des choses qu’on rate lorsqu’on observe depuis le banc de touche. Pourtant, déjà à l’époque, il lui est difficile d’apaiser la brûlure de la jalousie qui la consume petit à petit.

Priya, la jolie Priya, Sheva l’adore et la déteste à la fois. Impossible de ne pas la regarder, de ne pas sentir sa gorge se serrer quand elle rit, cheveux blonds volants au vent dans la cour de récréation. Mais c’est Shoshana qui est plus proche, et son roc lui échappe. Shoshana, sa seule certitude, sa seule boussole depuis le début de sa courte vie. Si Priya n’était pas là, alors Shoshana ne serait qu’à elle. Mais si Shoshana n’était pas là, alors peut-être que Priya ne serait qu’à elle aussi… Tout bascule lorsque la gamine révèle sa vraie nature ; elle est dragonne, comme dans les mythes et légendes, comme les films qui font peur. Si Shoshana est fascinée, Elisheva se retrouve une fois de plus en marge, incapable d’affronter les implications. Elle, elle ne sera jamais dragon, elle ne volera jamais, elle ne pourra pas la suivre. Elles l’abandonneront, c’est sûr. Alors c’est elle qui part, après quelques mots empoisonnés. Elle ne comprend pas, elle ne comprendra jamais.

Elisheva fait la paix avec le fait qu’elle n’est pas faite pour les cours de récrés, pour les jeux stupides et ridicules que les enfants inventent. Elle en tire une fierté mal placée, elle c’est une grande, elle, elle a de vrais intérêts, elle travaille dur, elle ira loin. Pas le temps pour les gamineries, et pas le temps pour les rires stridents qu’elle entend et qui la déconcentrent quand elle est à la bibliothèque pendant les déjeuners. En grandissant, elle se mure dans le silence, dans la frustration, dans le regret. Mais c’est trop tard, maintenant, elle ne peut pas retourner vers Priya, elle ne peut pas s’excuser auprès de Shoshana. Elle ne se le formule pas comme ça, à l’époque, mais l’adolescence lui fait réaliser qu’elle aurait voulu, pourtant. Peut-être que Priya l’aurait regardée autrement, peut-être qu’elle lui aurait appris à aimer, à mettre ses mains maladroites dans ses cheveux. Mais elle est trop fière, Sheva, toutes ses tentatives n'ont de sens que pour elle, quand elle se met aux sports et qu’elle déteste ça, qu’elle tombe, qu’elle fracture tout ce qu’on peut fracturer et qu’elle a toujours peur de se faire mal. Au bout d’un moment, elle abandonne.

Le fossé se creuse encore un peu plus entre les deux sœurs lorsque Shoshana rencontre Cadmus, dragon lui aussi, d’une famille fortunée et influente. Le dégoût et la jalousie rongent l’adolescente, et elle finit par supplier sa sœur d’abandonner ces sornettes une fois pour toutes et de revenir à la raison. Ils n’ont rien à faire ensemble, ils ne sont même pas de la même espèce. Et puis si tu tombes là-dedans, je resterai derrière pour toujours, et je ne veux pas que tu partes. Mais la cadette est amoureuse, et le cœur de Sheva se brise une fois pour toutes. Et quand on a mal, on se débrouille pour faire mal aussi.

Finalement c’est elle qui part, une fois son diplôme de premier cycle en poche. Elle part sans aucun regard en arrière, avec le constat aigre que personne ne tente de la retenir. Dans l’avion, elle pense à Priya. Elle ne l’admettra jamais, mais le matin du départ elle a espéré un scénario de comédie romantique bête et irréaliste, voir la dragonne à la porte d’embarquement pour la supplier de rester, lui dire que ses ailes sont assez fortes pour les porter toutes les deux. Mais ça n’arrive pas aux gens comme Elisheva. Pour rincer la déception, elle se dit que ça n’arrive à personne, de toute façon. Et quand elle foule le sol de l’aéroport de Odense, au Danemark, elle tire un trait sur ces espoirs juvéniles pour enfin avancer.

Elle reçoit le faire-part, mais elle n’assiste pas au mariage. Elle ne veut pas voir ça, elle ne veut pas mettre une robe à froufrous ridicule pour voir sa sœur cadette se marier à un monstre. Elle ne se donne pas la peine de rentrer, pas la peine d’écrire. Elle regrettera, plus tard, mais se trouvera toujours des excuses, se drapera dans ses certitudes et ses soliloques cartésiens. Quand elle ne reçoit pas de faire-part pour la naissance d’Alaya et que c’est Yaara qui lui annonce, elle ne peut pas s’empêcher de trembler. Ses yeux sont secs, mais son cœur est lourd.

Le pire, dans tout ça, c’est qu’elle doit revoir le type tous les jours. Ses souvenirs de cette soirée sont bariolés, confus, mais elle se souvient de son odeur, de son haleine, de son poids sur elle. Mais tout comme elle, il est du département biochimie & biologie moléculaire, c’est même comme ça qu’il l’a abordée. Elle doit retenir sa fureur lorsque le type se vante dans toute la faculté d’à quel point c’était facile de l’avoir, et que finalement faut pas être doctorant pour faire fondre la glace Ashworth. Mais elle se tait. Parce que ça ne vaut pas le peine, parce qu’elle sait ce qu’on va lui dire, et parce qu’elle ne lui laissera pas avoir ce pouvoir sur elle. Alors elle barricade les morceaux d’elle qui ont pourri cette nuit-là, et elle n’en dira plus jamais un mot. Plus tard, elle apprendra que le type a abandonné le programme, qu’il a déménagé. Elle ne saura jamais que c’est Elijah qui lui a cassé la gueule à tel point qu’il est presque méconnaissable.

Ils ne sont pas très différents, Elijah et elle. Intelligents, difficiles d’accès, peu sanguins. Ils s’aiment à la façon d’un algorithme, méthodiquement, raisonnablement, solidement. Lorsque Elisheva obtient sa maîtrise, elle découvre également qu’elle est enceinte. Si elle hésite à garder l’enfant, l’idée de réussir à fonder une famille la séduit, et Elijah aime déjà ce qui n’est qu’un amas de cellules, à ce stade. D’un commun accord, ils décident de rentrer aux Etats-Unis pour élever leur fille, Delilah, et prendre la prochaine étape de leurs brillantes carrières.  Ils se marient en petit comité, satisfaits de l’intimité et de la réserve qu’ils partagent. Pas besoin de banderoles et de confettis quand on a des certitudes et des promesses.

Sheva commence son programme de double doctorat au MIT à Cambridge et Delilah reste souvent seule à la maison, gardée par une jeune fille au pair qui prendra plus souvent qu’à son tour le rôle de mère lorsque cette dernière ne rentre pas, ou passe ses nuits à étudier, à écrire. Elle le sait, Sheva, qu’elle n’a pas la fibre maternelle, que ses éprouvettes et ses cellules l’excitent plus que les livres pour enfants et les goûters en forme d’animaux. Pourtant, c’est un échec, une fois de plus. Encore quelque chose en quoi Shoshana est plus douée qu’elle : créer une famille, être mère. Sa cadette a tout, la surpasse en tous points. Sa carrière est la seule chose qui la rend supérieure, alors qui peut s’étonner qu’elle se jette dedans à poings fermés ?

Elle n’apprend pas tout de suite la transformation de Shoshana en gorgone, mais cela achève de clouer le cercueil de leur relation. Parce que sa sœur est un monstre, désormais, elle aussi. Et elle l’a fait en premier. Elle a trouvé le moyen d’être extraordinaire, encore une fois. Alors le dégoût croît, inexorable, et elle taille à grands coups de pic à glace dans la relation entre leurs parents et sa sœur. Shoshana n’en a pas besoin, elle a déjà assez de choses, assez de gens, assez d’amour. Laisse-moi être la favorite, juste une fois.

La glace brûle, la glace se consume. Shoshana apprend la mort de Priya, sur laquelle elle n’a pas pu s’empêcher de garder un œil toutes ces années, et une folie vengeresse s’empare d’elle, une folie qu’elle ne s’explique pas et qui ne trouvera plus jamais son égale. C’est Ashem, le coupable, c’est sûr. Elle ne connaît pas tous les tenants et aboutissants, mais elle sait que c’est son mari monstrueux qui est responsable de ça. Elle ne serait pas morte, si elle était restée avec Sheva. Et pour venger la dragonne, elle commet l’irréparable, l’acte le plus révoltant qu’elle ait jamais accompli. Elle fait appel à la magie pour conjurer le démon des âmes, pour retrouver le djinn, en échange de la vie de l’enfant qu’elle porte. Aveuglée par le chagrin et la rage et toutes ces émotions qu’elle ne saura jamais nommer, elle n’hésite pas. Mais elle aurait dû savoir que la magie ne lui ferait jamais que du mal – le démon lui annonce en riant que Ashem est intouchable au purgatoire, et qu’elle est impuissance face à ça, qu’il se passera peut-être des siècles avant qu’elle ne puisse prendre sa revanche. Au même moment, elle sent le liquide poisseux qui lui coule entre les jambes et qui signe en lettres rouges sa part du contrat.

Le débâcle ne fait qu’attiser la haine du surnaturel d’Elisheva, qui au détour de conversations et de murmures, parvient à trouver la trace du Cercle des Chasseurs. Elle y fait ses preuves, non pas en tant que combattante, mais en tant que scientifique et ingénieure. C’est elle qui conçoit de nouvelles armes, qui perfectionne leurs défenses et qui tente de confectionner les toxines les plus mortelles et tranquillisantes pour les créatures qu’ils chassent. Au sein de toute cette organisation, de cette traque meurtrière méthodique, elle découvre sa fibre, sa deuxième vocation. C’est là qu’elle vomit sa frustration – si elle ne peut pas être spéciale, alors elle tuera tous ceux qui le sont.

Elisheva sort diplômée du MIT d’un double doctorat en biologie moléculaire et cellulaire, et en ingénierie. Mais Delilah a presque dix ans désormais, et elle la connaît si peu.  Elle n’a plus l’université pour se cacher, et son nouveau poste ne justifie pas les heures qu’elle refuse de passer en compagnie de la gamine qui la réclame et à qui elle est incapable de donner ce dont elle a besoin. Elle essaie, maladroitement, mais elle lui parle comme une adulte, elle est désintéressée par ses histoires d’école et ses activités extra-scolaires, et elle donnerait n’importe quoi pour savoir y faire, mais encore une fois, quelque chose ne s’enclenche pas. Entre l’amour et l’excellence, elle a fait son choix. Difficile de voir grandir Delilah si proche de son père sans pouvoir toucher ce bonheur du bout du doigt. Elle pourrait pleurer si elle savait faire, de voir encore un trio se transformer en duo, de savoir que sa fille lui ouvrirait grand les bras si elle faisait l’effort de faire un pas. Quelque part elle se déteste aussi d’être comme ça, mais les regrets ne donneront pas à la gamine la mère dont elle a besoin.

Quand la guerre éclate, c’est la confirmation de tout son dégoût et sa méfiance envers les surnaturels. Ils ne peuvent que détruire, ils veulent l’annihilation de l’espèce humaine, et c’est l’excuse parfaite pour redoubler d’ingéniosité auprès des chasseurs. C’est sûrement durant cette période qu’elle sera la plus prolifique en découvertes et en percées scientifiques, les Chasseurs sur le terrain s’en donnent à cœur joie en captures et chaos, et il y a une justice poétique quelque part. Pourtant, dans chaque dragon elle voit les yeux de Priya.

La concrétisation vient lorsque Cordelia Kane en personne, à l’époque VPOTUS, vient la démarcher pour la mise en place d’un laboratoire sous-terrain, dans le plus grand secret, dans le but de percer les mystères du surnaturel. Une aubaine pour celle dont l’ambition sous-jacente est d'isoler le gène surnaturel afin de développer plus d’armes pour les combattre, et potentiellement d’optimiser l’espèce humaine… Elijah, devenu psychologue spécialisé dans l’accompagnement surnaturel post-guerre, forme avec elle un duo létal : c’est lui qui envoie certains patients dans son laboratoire pour des examens de routine dont ils ne ressortent jamais.

La découverte de son cancer du sein semble affoler plus Elijah et Delilah que la principale intéressée, à ce stade si déconnectée de son corps et de ses émotions qu’elle réalise à peine l’impact et la gravité de sa condition. Après la chirurgie, si ça n’avait tenu qu’à elle, elle ne serait pas repassée sous le bistouri. Ça ne fait pas assez de différence dans son identité pour que sa poitrine lui manque – mais elle ne veut pas des regards, elle ne veut pas des questions qu’on lui posera, silencieusement ou à voix haute. Elijah ne lui aurait jamais demandé, comme il ne lui a jamais demandé de garder Delilah. Mais elle le fait, parce que c’est ce qu’on fait quand on est une femme. On ploie devant une épée de Damoclès invisible, sans même se rendre compte qu’on est pas supposées se tenir courbées, que quelque chose n’est pas normal. Ce silicone ne lui appartient pas, et dans la glace elle ne se regarde pas. C’est un apparat, comme elle mettrait une chemise ou une veste de costume, c’est un outil pour se fondre dans la masse. Ça ne fait pas partie d’elle. Rien ne fait partie d’elle.

C’est une colère sourde cette fois, qui la ronge. Pas d’explosion, pas de choix impulsifs et mortels – Sheva est plus âgée, elle a vécu, elle sait quoi faire. Lorsque Delilah rejoint les rangs des gorgones et se rapproche de sa tante Shoshana, la mère se durcit. Sa cadette a déjà tout, elle ne lui prendra pas sa fille aussi, elle n’en fera pas un monstre comme ses propres rejetons. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, et Elisheva concocte la stratégie la plus sordide et la plus sournoise de son existence, pour faire payer amèrement toute cette vie que Shoshana a vécu sans elle, pour lui faire payer tout ce qu’elle ne sera jamais. En parallèle, elle tente de renouer les fils d’une relation décousue avec Delilah, mais les réparations sont maladroites et viennent bien trop tard – une relation déjà mise à mal par l’influence sinueuse d’Elijah, qui n’a jamais pardonné à sa femme le sacrifice de leur deuxième enfant, et qui prend un plaisir pervers à être le seul refuge parental de leur fille. Mais à la fin, c’est Elisheva qui restera, elle et la vengeance rouge qu’elle s’est juré de prendre avant la fin.