Les billets se ressemblent tandis que je tente de m’appliquer sur mon fond de caisse. Aujourd’hui, je ne ferai aucune erreur. Il le fallait. Ben comprendrait que j’étais pas un employé modèle, mais que j’essayais. Je fixe le tiroir tandis que je sens le regard de Glori Fyme sur moi. Je comprends pourquoi elle se sent si proche de la glace. Mon sang se glace et chacune de mes veines semble me crier que c’était une sale idée depuis le départ. Mon crâne valse, heureux, aux bonnes informations et aux grandes conquêtes qui se déroulent ici, à la Nouvelle-Orléans.
Le tiroir-caisse est sale, poisseux, et il semblerait que chaque billet soit imprégné de chacune des graisses composant chaque foutu Big Mac de ce putain de MacDo. L’un d’eux pourrait s’échapper de mes doigts. La concentration est totale.
« Très bien Madame, un Wrap poulet ou ... » Je lève les yeux. « Ou ... » Le carnet. « ... »
Putain de bordel de merde. Mes yeux ne quittent pas la petite couverture noire, et à ce moment précis, le comptoir me semble bien trop haut pour tenter de sauter par dessus pour l’attraper. Je suis prisonnier entre les vitres et les tiroirs-caisses, au milieu des écrans et des friteuses trop huileuses.
Par dessus tout, je présume qu’elle ne comptait pas payer son Wrap. Yeux fermés, je dis adieu à mes zéro dollars de différence. Ben sera furieux.
Je passe la commande en cash pour pouvoir frauder plus facilement. Elle aura un Wrap végétarien parce que c’est ceux qu’on vend le moins, et j’aurai un peu cette fierté étrange d’en avoir vendu un. Peut-être aurai-je mon nom sur un tableau pour témoigner de mon exploit, ou alors il restera fièrement sur celui des frasques, des retards ou des caisses mal fermées.
Le Wrap semble dégueulasse, et il est froid. A tous les coups, elle pourrait le préférer comme ça, vu qu’elle se présente sans arrêt comme une reine de glace. J’ai l’impression de glisser sur une sale patinoire quand j’arrive dans la cour pour la rejoindre. Espérant faire fondre la gêne, je tire compulsivement une cigarette de ma poche pour l’allumer une fois au bout de mes lèvres.
C’est la merde.
J’ai merdé. Je le savais. La Nouvelle-Orléans claquait dans mon corps comme une parenthèse étrange de ma vie. J’y repenserai dans quelques temps, un peu nostalgique, résolument heureux d’être passé à autre chose. J’avais hâte d’y rencontrer la femme de ma vie, certainement, avec des enfants avec, un petit chien, un prêt immobilier et un 4x4. Je peins un tableau que je peine à trouver réellement beau, parce que les femmes sont blondes et que je trouve ça dommage et pas réaliste.
J’ai le coeur un peu creux ; j’aurai bien aimé la vivre, cette nostalgie cruelle des folies passées.
A la place, il palpite devant le carnet brandi comme un bouclier, ou une arme prête à me rebriser les genoux au moindre faux pas. J’attends de m’étaler sur la glace et de me faire les ligaments croisés.
Victime. Je hausse les sourcils. Glori Fyme avait des tas de preuves, de schémas, de photos, de codes dans ce putain de carnet. Mon souffle revient peu à peu quand elle répète encore et encore victime, t’as pas le droit de m’appeler victime.
Visiblement, elle préférait son égo aux homicides. Je serre les dents ; c’est sincèrement terrifiant. Sûrement qu’à ce moment précis, j’ai envie de bannir le mot victime du dictionnaire de ma tête et de le remplacer par plein d’autres mots qui sonnent moins mal. Peut-être que malchanceuse ça lui irait mieux, touchante sonnait trop positif, et je bloque sur chaque définition quand j’entends son discours furieux. Elle crache les mots comme on crache des torrents de lave, et je deviens le caillou le plus misérable que la Nouvelle-Orléans ait connu.
Boom. Je me mange le carnet et je me contente d’encaisser le coup. Au fond, j’espère qu’il me laissera une petite bosse pour justifier un arrêt maladie, ou alors une preuve visible de l’extrême violence qu’avait utilisé Glori Fyme contre moi si je devais la poursuivre en procès. Mes pensées coulent en milliard de sillons pendant que je tente de calmer le volcan qui me sert de cerveau.
Puis.
Riverwood.
« Mais ta vie c’est de la merde aussi, enfin mon chou je suis désolé mais oui t’es victime de ta famille. Mais certainement que c’est pas définitif comme statut. » Je me contente de rire un peu pour évacuer mon stress. « Je penserai davantage à junkie qu’à victime si des impresarios me parlent de toi, va. »
J’ignore si ça la calmera. Je devais néanmoins m’incliner devant sa capacité à boire beaucoup et vite, à rouler des joints très droits et à faire des toncards parfaitement cylindriques. Force est de constater qu’elle était douée dans le domaine, et que vivre la nuit lui allait sûrement mieux que sous le soleil qui cognait sur nos crânes, échauffait nos esprits et rendait brûlant chacune de nos enquêtes.
Famille gardienne. Je vais exploser.
Famille gardienne. Elle énonce le mot pendant que je laisse le carnet tomber par terre, machinalement. Je peux le récupérer, tourner les talons, ignorer ses questions. Il est clair qu’elle me retrouverait vite, et qu’elle irait vite me rattraper en entendant les clic clic de mes béquilles. J’étais pris au piège et je regarde mon carnet au sol.
Foutu pour foutu.
« Bonne famille gardienne ? Mais vous vous foutez de la gueule de qui dans ce pays ? »
Je prends une longue inspiration et ma cigarette se dissout d’un tiers. J’allais finir mon paquet avant la fin de la discussion, et Ben sera furieux que je revienne de pause puant le tabac froid. Mes lèvres viennent se nicher dans un coin de mon visage, formant une moue dubitative.
« Moi, ce que j’pense, c’est que c’est des connards et qui font des trucs vraiment pas très loyaux envers la loi. Et j’parle pas de voler quelques trucs. Ou de mentir. Ca serait marrant de ma part de me plaindre de ça. Et j’pense même que leur petit numéro de famille gardienne ça les aide bien à pouvoir détruire des familles sans être suspecté de quoique ce soit. »
Je tends mon paquet à mon acolyte en espérant la calmer un peu. Je devais retourner bosser après et les tensions risquaient d’impacter ma journée. Pour continuer la discussion, je prends appui sur mes béquilles pour m’asseoir sur une poubelle, laissant ma jambe blessée bien droite devant moi.
Putain que ça fait du bien.
« C’est de la merde, cette famille. C’est des connards. C’est des gens pas honnêtes, c’est des meurtriers, et franchement personne fait rien dans ce putain de pays parce que c’est des gardiens de je-sais-pas-trop-quoi donc franchement je te dirai bien que c’est pas vraiment ton affaire. T’as d’autres trucs à gérer, petit chou. »
La porte claque et d’autres collègues sortent. Ils nous fixent et je sais très bien de quoi on a l’air, là, à parler sur des poubelles en fumant des clopes avec un air sérieux et énervé sur le visage. Je soupire parce que c’est pas l’image que je veux donner. J’enfonce une de mes mains dans mes poches en regardant mon carnet par terre qui doit s’imprégner des ordures et du bordel du McDo.
« Fierté ? Tu vas faire quoi ? Me dénoncer à la police parce que t’as lu mon journal intime ? Même un gamin de 7 ans sait que ça se fait pas, en plus. »
Je sors ma pire défense pendant que le cadran annonce que ma pause aurait du être finie depuis 5 minutes. La porte derrière est ouverte, et mes yeux se fixent dessus. Ma liberté est proche, et je pourrai rendre mon badge pour la journée si j’osais.
A ce moment-là, je suis un clébard avec une laisse, et j’ignore qui de Ben ou Glori la tient.