Mauvais mood. ♦ Odalie & Grace

D’une humeur aussi maussade que la météo de ce soir-là, Odalie avait pris le parti de se vider la tête dans l’un des bars de son quartier. Mauvaise journée. Douleur qui vrillait dans les tempes. La sirène traversait une semaine compliquée au Peaches Record, entre l’inventaire de fin d’année et les clients sans cesse plus exigeants à l’approche de Noël.
La mine sombre, Odalie serrait contre elle son long manteau vert en progressant d’un pas pressé parmi les rues de la Nouvelle Orléans. Bien évidemment, la sirène n’aurait eu que faire d’un parapluie. Aussi, malgré les trombes d’eau qui se déversaient sur elle et faisaient ruisseler ses longs cheveux, elle s’obstinait à garder la tête haute.
En quelques minutes, la brune se retrouva trempée jusqu’aux os.
Elle repéra un petit bar à la devanture écaillée : The Crow. Le frontispice, orné d’un énorme corbeau, éclairait la ruelle de Pontchartrain de son néon grésillant. Cela ferait l’affaire.
Odalie poussa de mauvaise grâce la porte du Crow. La chaleur moite qui y régnait enveloppa la belle aux cheveux détrempés. Sans quitter le seuil, la sirène se départit lentement de son manteau et de sa large écharpe et les déposa avec délicatesse sur le porte-manteau branlant du Crow. Ses cheveux dégoulinants finirent par rendre sa blouse mauve bien plus moulante qu’elle ne l’était originellement … et bien plus transparente aussi.
Un coup d'oeil circulaire indiqua à la belle qu’elle n’était pas la seule à avoir remarqué ce détail. Mais elle était de bien trop mauvaise humeur pour apprécier les regards des autres sur elle ce soir. Odalie lança une noire œillade à tous ceux qui s’attardaient un peu trop sur ses courbes avant de se diriger péniblement vers le comptoir du bar.
Sans un regard pour la barmaid, elle lança :
« Un Bloody Mary, s’il vous plaît. »
Odalie passa une main dans ses cheveux, retenant la bile dans sa gorge de se déverser entièrement sur le comptoir sale.

A côté d’elle, un jeune homme, son âge environ, s’approcha sans discrétion pour lui adresser la parole. D’un geste, il signala à la serveuse qu’il comptait régler la consommation de la sirène en plus de la sienne.
« Bonsoir, mam’zelle. »
Sans prendre la peine de répondre à l’inconnu ou de le remercier, Odalie vida d’une traite la moitié de son cocktail. Le tabasco et la vodka lui râpèrent le fond de la gorge. Le jus de tomate, assez insipide, lui laissa en bouche un arrière-goût désagréable.
Bar pas terrible pour une journée pas terrible.
Pour ne rien arranger, l’humain à côté d’elle reprit la parole :
« Bah alors, ça dit pas merci ? »
Le ton s’était fait plus libidineux, plus menaçant presque. Odalie jeta un coup d’œil à son interlocuteur. Non, vraiment, elle n’était pas d’humeur. Elle sentit la colère affleurer dans sa gorge et ses tempes.
Portant son verre à ses lèvres, elle maugréa pour elle-même.
« ça, c’est une femme. Pas un objet. »
Mais l’autre ne semblait pas l’avoir entendue, et se contenta de renchérir :
« J't’ai payé ton verre, tu pourrais au moins m'dire merci, non ? »

Yeux au ciel. Odalie posa son verre et se tourna vers l’inconnu avec un sourire sarcastique.
« Merci. » fit-elle sur le ton le plus ironique qu’elle put.
Et elle sentit que ça ne suffirait pas. Qu’il prendrait son remerciement pour une invitation à converser, à passer la soirée en sa compagnie. Non. Sa journée avait été bien trop excécrable.

Alors que le jeune homme rouvrait la bouche pour l’importuner, la voix d’Odalie gronda, menaçante.
Tais toi.
Yeux vitreux, l’inconnu s’exécuta. Lèvres scellées, il dévisagea simplement la belle d’un air vide.
Lève toi. poursuivit la sirène.
L’alcool grisait Odalie autant qu’il n’alimentait sa colère. De quel droit ? Le fait de s’être fait offrir un verre l’obligeait à être polie, souriante ? Et après ? Se devrait-elle de coucher avec lui ? L’intérieur du crâne de la jeune femme se vida de toute autre émotion.
L’homme se leva.
Vomis.
L’homme vomit à même le sol du bar.

Odalie eut un sourire cruel et laissa les autres consommateurs voler à la rescousse de son voisin de comptoir. A la place, elle se tourna pour être de nouveau face à son verre désormais vide. D’un geste, elle signala à la serveuse qu’elle aurait besoin d’une nouvelle tournée.

Satisfaite de pouvoir reprendre sa soirée solitaire en toute tranquillité, Odalie entama son second verre de la soirée. Elle y était peut-être allée un peu fort, elle le reconnaissait. Dégobiller se trouve rarement être une expérience des plus agréables. Mais enfin, il y avait tout de même pire. L’homme ne garderait aucune séquelle, ni même aucun souvenir de ce qui s’était produit. Et peu des autres clients du Crow avaient assisté à la scène.
Tout en déposant devant la brune un verre à nouveau plein, la jeune serveuse s’adressa à Odalie pour la réprimander.
Mais qu’est-ce qu’ils avaient tous à venir l’embêter justement le soir où elle ne voulait rien avoir à faire avec personne ? Eh bien, quoi ? Elle avait l’air d’être à l’écoute ? Quelqu’un avait collé une pancarte dans son dos « venez me parler, j’ai pas d’amis » ou bien ?
La sirène leva vers l’employée du Crow un regard aussi sombre que son humeur du soir.
« Me virer ? » ronronna-t-elle avec mépris.
J’aimerais te voir essayer, tiens, ajouta Odalie en son for intérieur.
Non, vraiment, rien ne filait droit ce soir. La sirène s’envoya en quelques gorgées son deuxième Bloody Mary de la soirée. La colère qui avait reflué après avoir ridiculisé l’homme menaçait de revenir. Odalie la sentait gronder sous les parois de son crâne.
Pour la sirène, habituée à ne pas s’impliquer dans les évènements et à toujours rester dans l’ombre, une telle rage était des plus inhabituelles. L’alcool et la fatigue obscurcissait son jugement, polluaient son esprit.
Les cheveux lâchés de la jeune femme continuaient de ruisseler sur sa blouse et sur le comptoir.
Odalie était fatiguée. Si fatiguée.

La serveuse se tenait toujours face à elle.
« C’est bon, j’ai compris. La prochaine fois que j’utilise mes pouvoirs, vous allez TENTER de me mettre dehors. » provoqua Odalie sur un ton las.
Toujours aussi maugréante, elle fixa les mains de la jeune femme, posées sur le comptoir devant elle. De jolies mains, fines et bien dessinées. A son pouce droit, un anneau en argent incrusté de petites pierres fit tiquer la sirène.
La serveuse avait évoqué les pouvoirs en passant, comme un fait simple et habituel. Et maintenant, cette bague. Se pouvait-il que … ? Un catalyseur ?

Avec une lenteur infinie, Odalie releva la tête pour planter son regard dans celui de son interlocutrice.
Le regard d'une dragonne.

Une dragonne.
La jolie serveuse brune, avec son visage exprimant une délicate maladresse, venait de changer de catégorie. On n’avait que trop prévenu Odalie : là où il y avait des dragons, il y avait du danger. La sirène ne pouvait pas décemment continuer à provoquer son interlocutrice. Elle se contenta donc de la fixer, tandis que la barmaid se retournait afin d’exécuter ce pour quoi elle était payée : servir ses clients.
C’était bien sa veine.
Après une journée aussi pourrie et un relou aussi … relou, il fallait qu’elle tombe dans le seul bar de toute la ville où la serveuse était une dragonne. Odalie se maudit en silence : elle aurait dû flairer, à la devanture de ce bar miteux, que de s’aventurer au Crow ce soir-là n’était pas une bonne idée. Mais non, il avait fallu qu’elle soit intriguée par le charognard sombre du frontispice, il avait fallu qu’elle s’occupe de « Bob » avec fracas, comme à son habitude.
Fixant d’un regard intrigué le dos de la jeune femme, Odalie prit la fervente résolution de ne pas provoquer plus encore son hôtesse. Titiller les humains, oui. Les nymphes, pourquoi pas … mais de là à risquer que l’un des gros lézard se charge de son cas et casse la sirène en deux sur l’un de ses genoux … Odalie n’était pas folle. Au contraire, elle avait tendance à rechercher prudence, sécurité et à toujours, toujours couvrir ses arrières.
Stop.
Qu’est-ce qui lui arrivait, ce soir ? Elle ruminait, elle s’énervait, elle remettait tout en cause, jusqu’à la qualité du train de vie qu’elle menait jusque là … La brune passa une main sur son visage. Elle avait besoin de repos. La période des fêtes était impitoyable avec elle. Mais aussi et surtout, elle était impitoyable avec elle-même. Il fallait qu’elle dorme plus, au lieu de sortir oublier sa fatigue sur des pistes de danse bondées des quatre coins du pays. Il fallait qu’elle dorme plus, qu’elle mange mieux, qu’elle se repose, qu’elle …

Lorsque la dragonne se tourna de nouveau vers Odalie, cette dernière riva dans les yeux bleus de la barmaid ses yeux noisette de sirène.
Prenant une gorgée de son cocktail, Odalie hésita brièvement … continuer à provoquer, à pousser cette dragonne hors de ses gonds pour essayer de pimenter un peu cette soirée trop fade ? Ou bien au contraire, laisser la platitude de la nuit étouffer toutes leurs incartades en oubliant ce qui venait de se produire ?
Un autre jour, la sirène aurait certainement penché vers la première option. Enerver la jeune emme, la faire manifester ses pouvoirs … puis s’enfuir, laissant derrière elle des infrastructures détruites et le sombre oubli dans lequel elle aurait plongé tous les spectateurs de la scène.
Mais ce soir-là … Odalie était lasse.
Lasse du Peaches Record, lasse des journées interminables, lasse de la douleur qui lui vrillait les reins depuis quelques jours, lasse du froid, de ses cheveux détrempés qui gouttaient sur le comptoir, lasse des hommes, lasse. Lasse de tout.
Alors, tandis que son interlocutrice continuait à la dévisager sans animosité dans le regard, Odalie lança simplement un :
« Pourquoi est-ce-que tu travailles ici … Riverwood ? »

Touchée. Odalie eut un sourire las.
Pas besoin d’être Einstein pour comprendre qu’une dragonne travaillant à la Nouvelle Orléans avait de très fortes chances d’être une Riverwood. Le clan récemment fondé avait sa résidence principale dans l’un des quartiers de la ville et, si elle n’avait jamais eu la chance d’y pénétrer, la sirène savait très bien où elle se trouvait. Elle avait déjà eu quelques occasions de se frotter à la famille ces dernières années. Il s’agissait certainement des plus ouverts d’esprit parmi les dragons. Des plus imprévisibles aussi.
Quand elle vit une lueur d’inquiétude, quasi imperceptible, danser dans les yeux de la serveuse, Odalie sut qu’elle avait visé juste. La dragonne devant elle était bel et bien une Riverwood, si tendue que la brune la sentait prête à sortir les crocs.
« J’en sais rien. Une intuition. » répondit-elle avec un ton à peine trop affirmé pour dissimuler la provocation.
Une gorgée de Bloody Mary, et la belle leva un sourcil inquisiteur
« Mais je pense que t’es plus maligne que t’en as l’air … tu dois sûrement te douter de qui je pourrais bien être, toi aussi. »
Bien que le nom de sa boutique et le sien soient globalement inconnus -à son grand désarroi pour le premier, mais à son non moins grand soulagement pour le second-, Odalie ne dissimulait pas vraimet sa nature de sirène. La serveuse l’avait vu utiliser ses pouvoirs, entre ses seins et ses cheveux ruisselants de pluie reposait sans honte un flacon rempli d’eau de mer. Marque de son état de sirène. Marque qu’elle ne s’en cachait pas.
La lassitude se faisait ressentir dans les mots de la sirène. Elle en arrivait presque à regretter son comportement vis-à-vis du lourdaud, un peu plus tôt dans la soirée … mais non. Il fallait qu’elle se ressaisisse. L’espèce de balourd abruti l’avait bien mérité.

Fixant toujours la Riverwood dont elle ne connaissait toujours pas le prénom, la brune finit par décider qu’elle ne représentait pas une menace pour elle. Pas immédiate en tout cas. Elle se détendit donc, presque imperceptiblement. Sa mauvaise humeur s’était à moitié évaporée entre le vomissement de Billy, le séchage progressif de ses longs cheveux de jais et la peur que la lézarde lui en colle une.
« Exact ! » confirma-t-elle à cette dernière. « Je m’appelle Odalie. »

A peine avait-elle refermé la bouche après s’être présentée qu’Odalie sentit l’air autour d’elle se faire plus dense, la terre vaciller légèrement sur son orbite. Elle avait vraisemblablement un peu trop bu, compte tenu de sa fatigue du soir.
Ce qui représentait tout de même une sacrée fatigue, pour que la brune se sente mal après 2 Bloody Mary. La sirène se morigéna intérieurement de ne pas accorder plus d’importance à son temps de sommeil ces dernières semaines. Entre la gestion du Peaches Record et sa vie nocturne mouvementée, elle en avait oublié de prendre soin d’elle.
« Je … j’ai la tête qui tourne. Je vais sortir. » lança-t-elle sans pouvoir déterminer si elle s’adressait à Grace ou bien à elle-même.
Elle faillit ajouter qu’elle paierait en revenant, mais un nouveau vertige la poussa à sortir, sans même prendre la peine de renfiler son manteau détrempé qui trônait toujours sur le porte-manteau de l’entrée.
L’air froid et humide de la Nouvelle Orléans lui sauta au visage. Il pleuvait toujours des cordes mais, quelque part, l’eau fraîche atterrissant sur le visage d’Odalie sembla l’aider à dégriser. Mais qu’est-ce-qui était en train de lui arriver ? Elle n’était pas de celles qui ne tiennent pas l’alcool, qui ne supportent pas une ou deux nuits blanches et qui ont « besoin de prendre l’air ».
Ses longs cheveux de sirène ruisselants de plus belle sur sa blouse mauve désormais totalement collée à sa peau, Odalie enfouit son visage dans ses mains.
Il fallait qu’elle se ressaisisse. Vite. Elle ne pouvait pas décemment se laisser abattre par une journée un peu moins bonne que les autres et par une période difficile.

« Madame … »
Une petite voix, presque un gémissement. Avec un sursaut, Odalie retira ses mains de son visage brûlant pour se retrouver nez à nez avec un minuscule enfant humain. Grands yeux bleus, chevelure blonde, le garçonnet était emmitouflé dans un épais manteau qui semblait le protéger, au moins temporairement, de la pluie.
Le visage empli de désespoir, le blondinet avait tourné ses yeux emplis de larmes vers la sirène.
« Madame, s’il te plaît, aide moi … »
Sérieusement. De tous les passants -certes, peu nombreux- présents dans la rue ce soir-là, il avait fallu que ce mioche s’adresse à elle. Et puis, quoi, elle avait un gentil visage, qui suintait la gentillesse ?! Non.
« Va voir ailleurs, petit. » rétorqua-t-elle.
La brune soupira. Elle n’allait tout de même pas jouer les baby-sitters. Elle avait bien trop mal à la tête. Et elle était de trop mauvaise humeur. Et … non, elle ne baby-sittait pas, même en temps normal. Et puis quoi encore.
Mais, bien loin de dissuader le garçon de discuter avec Odalie, sa réplique avait eu l’effet inverse : le petit blond se mit à pleurer très bruyamment, attirant sur eux l’attention de tous ceux qui passaient à leur niveau.
Merde. Merde merde merde merde merde merde.
« Chuuuuuuuuuuuut ! Arrête de pleurer. Arrête ! »
Mais, évidemment, l’enfant ne s’arrêta pas. Odalie, désemparée, absolument incapable de s’occuper d’un poupon de cette taille. Est-ce que son pouvoir fonctionnait sur les enfants ? Est-ce que ça ne risquait pas de laisser des séquelles neurologiques au petit ? Est-ce que ses parents lui en voudraient, si leur fils avait des séquelles neurologiques ? Et puis … qu’est-ce qu’elle en savait, à la fin ?
La sirène finit par s’agenouiller face au petit garçon.
« Hey. » fit-elle d’une voix plus douce, tachant de ne pas laisser transparaître la panique qui inondait chaque versant de son esprit. « Tout doux. Je m'appelle Odalie. Et, euh … t’en fais pas, ça va aller. »
Comme pour joindre le geste à la parole, elle eut un sourire maladroit pour le petit humain en face d’elle. Celui-ci, toujours pleurant et couvert de morve, se jeta à son cou dans une étreinte aussi inattendue que désespérée.
Merde.
« Heu … viens, on va aller à l’intérieur, on sera déjà au chaud, hein. »
Odalie, soulevant le chérubin tenu bien serré contre elle, espéra secrètement qu’il ne sentait pas l’odeur de vodka qu’elle exhalait. Poussant d’un pied la porte d’entrée du Crow, elle interpela la dragonne barmaid croisée plus tôt.
« Riverwood ! Heu … »
Comment avait-elle dit qu’elle s’appelait, déjà ?
« Grace ! »

La jolie brune tourna la tête vers les nouveaux venus, un air indéchiffrable sur le visage.
Asseyant le petit garçon sur la tabouret de bar qui avait été le sien quelques minutes auparavant, Odalie poussa devant lui le verre à demi-vide de son cocktail.
« Tiens, tu peux le finir si tu veux. C’est du jus de tomate. »
Puis elle leva un regard affolé vers Grace. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle devait faire. Le garçonnet avait ostensiblement perdu ses parents. Mais Odalie n’avait aucune idée de comment l’aider. Et aucune intention de le faire, non plus.
D’un geste, la sirène régla ses consommations, redevenant maîtresse d’elle-même.
« Hey, Grace, t’es une dragonne, non ?! Tu protèges les humains ? Est-ce-que tu peux t’occuper de celui-ci ? J’ai, heu … un truc à faire. »
Odalie espéra que la dragonne ne détecterait pas le mensonge dans sa voix et se dirigea d’un pas rapide et décidé vers son manteau pour l’enfiler avant de rentrer chez elle.
La voix qui l’interrompit n’était pas celle de Grace mais bien celle du charmant bambin blond qui, sans avoir touché au jus de tomate gentiment laissé par la sirène à son intention, se mit à crier :
« Odalie ! Odalie ! Reste avec moi ! »

La sirène leva les yeux au ciel. Pourquoi avait-il fallu qu’elle finisse par s’attendrir sur ce petit amas blond pleurant et reniflant ? Voilà qu’il l’appelait, à présent. Et qu’il voulait qu’elle reste.
Grondant d’une sourde détermination, la dragonne tira sans ménagement Odalie par la manche de sa blouse. Bien plus rapide que la sirène, déjà à demi ivre et qui tentait maladroitement de retrouver la route du porte-manteau. Grace avait calé le petit garçon contre sa hanche sans le laisser finir le cocktail d’Odalie et, d’un regard impérieux, elle fit comprendre à la sirène qu’elle n’avait pas son mot à dire.
Tirée comme un pantin parmi les tables du bar miteux, la belle se retrouva de mauvaise grâce dans la réserve du Crow avec le garçonnet blond et la dragonne furibonde tentant de le réconforter.
« Arrête de le secouer comme ça, Riverwood. »
Si elle n’avait guère d’expérience en matière de garde d’enfants, Odalie savait bien que le mouvement chaotique de rebond que sa nouvelle complice faisait subir à leur pauvre bambin égaré n’était pas très adapté … puis vu la taille de sa tête, il y avait fort à parier que le cerveau de l’enfant finisse par s’écraser contre les parois de son crâne si on continuait à le secouer dans tous les sens.
La brune se doutait bien qu’en interpelant ainsi sa comparse par son nom de famille, elle ne risquait certainement pas de s’attirer ses bonnes grâces. Peu lui importait. Qui disait dragon disait problèmes. La sirène n’avait aucune intention de faire ami-ami avec un lézard géant et, si la jolie serveuse avait l’air tout à fait affable, elle n’en restait pas moins capable de décapiter Odalie d’un coup de patte lorsqu’elle serait sous sa véritable apparence. Le plus vite elle s’éloignerai, le mieux chacune se porterait.
Toujours maussade, la musicienne finit par rétorquer à Grace, occultant totalement le fait qu’elle avait elle-même tenté de biberonner leur petit rescapé à la vodka :
« Du chocolat ? T’es malade, et s’il est allergique ?! »
La dragonne tentait de sourire au charmant bambin toujours perché sur sa hanche, mais Odalie n’était pas dupe : elle non plus n’avait aucune idée de ce qu’elle était en train de faire. Peut-être même, et cela aurait été des plus surprenants, se trouvait-elle être encore moins habile avec les enfants que ne l’était la sirène.

Essayant de retrouver un semblant de sobriété et de joie de vivre, Odalie plaça son visage au niveau de celui du blondinet.
« Tu t’appelles comment, petit gars ? » fit-elle avec la voix la plus tendre et maternelle dont elle était capable -c’est-à-dire, ni très tendre, ni très maternelle.
Reniflant et dévisageant son interlocutrice avec un sourire ravi à travers ses larmes, le garçonnet prit quelques secondes avant de répondre.
« Je m’appelle Timothy. » murmura-t-il de cette voix timide que prennent les enfants quand ils s’adressent à des inconnus. « J’ai 4 ans trois quarts. »
Joignant le geste à la parole, Timothy dressa devant les yeux d’Odalie 4 doigts et fit remuer son auriculaire pour signifier son très prochain passage à 5 printemps. La sirène aurait pu trouver cela touchant, si elle n’avait pas l’étrange sentiment qu’elle était en train de dégriser un peu trop violemment à son goût.
« J’ai perdu mon papa et ma maman. On marchait, et … »
« Ok ok. » le coupa Odalie. « Ton papa, et ta maman. On va les retrouver. Grace va les retrouver. N’est-ce pas, Grace ? »
Un regard à la dragonne pour que celle-ci comprenne combien la sirène était en panique totale intérieurement.

« Grace va retrouver tes parents. Et moi, je … »
« Tu vas rester avec moi ? » fit le petit blond avec un sourire plein d’espoir.
Sourire auquel Odalie répondit par une grimace. Elle n’avait pas vraiment prévu de finir sa soirée de la sorte. Mais avait-elle vraiment le choix ? Si elle abandonnait Timothy dans la réserve, Grace risquait fortement de lui dévisser la tête … et la sirène n’y tenait pas plus que ça.
« Ouais, ok. Je vais rester avec toi. Et tu sais quoi, Timothy ? Je vais même te dire un secret. Ultra-top-secret. »
Avec le visage à demi satisfait de celle qui ne sait pas vraiment si elle est en train de commettre un terrible impair ou simplement de distraire un enfant égaré, la jeune femme leva le pendentif d’eau salée qui ornait son collier à hauteur des yeux de l’enfant.
« Je suis une sirène. »

Souvent, lorsque l’on était magicien ou bien Surnaturel de manière générale, on évitait de le crier sur tous les toits. Notamment avec les temps qui couraient, où Cordelia Kane et son parti menaient la vie dure à tous ceux qui manifestaient un peu trop de lézarderie à son goût. Le Conseil de la Nuit, ce ramassis de vieux bureaucrates, n’était qu’un simulacre de parlement pour des humains faux-culs et des représentants trop naïfs des autres races Surnaturelles. Même Scylla, avec son amour pour la dévotion et la hiérarchie, ne croyait pas vraiment en les banalités que proféraient ce rassemblement illusoire de dignitaires engoncés dans leur connerie.
Souvent, donc, valait-il mieux taire son appartenance à l’un ou l’autre des races Surnaturelles qui parcouraient la croute terrestre. Odalie semblait avoir oublié ce fait pourtant appris rudement tandis qu’elle conversait avec Timothy. Le petit garçon, suite à l’annonce de la sirène, semblait s’être arrêté de pleurer et se préoccupait enfin d’autre chose que ces foutus parents qu’il se plaignait d’avoir perdus.
La jolie sirène encore à demi ivre se retrouva assaillie de questions sur quels étaient ses pouvoirs (faire faire ce qu’elle voulait à tous les gens qu’elle rencontrait), à quoi ressemblait ses écailles (un vert doré sur lequel se reflétait le soleil) et sur comment c’était là-dessous l’océan (magnifique par sa faune et sa flore, mais terriblement pollué).
« Et toi, t’es quoi ? » lança-t-il à la Riverwood au bout d’un moment.
Celle-ci s’était éloignée, et se tenait postée silencieusement dans un coin du débarras, visiblement en proie à une farouche agitation interne.
Un instant, Odalie crut que la dragonne allait se défiler. Qu’elle allait mentir en disant qu’elle était humaine. Qu’elle allait accuser la sirène d’avoir révélé son identité. Qu’elle allait partir en courant. Eclater en sanglot. Quelque chose de ce style, tant l’expression sur le visage de Grace était indescriptible.
Mais rien de tout cela ne se produisit. Au contraire, la serveuse s’approche de nouveau d’eau, boule de Noël à la main, et la gela d’un simple contact de la main, sous les yeux ébahis de Timothy. Odalie eut un sourire satisfait. Une dragonne de glace, donc. Intéressant. Peu commun. Et surtout … extrêmement dangereux pour une créature appartenant au peuple de l’eau.

Le petit garçon, serré contre elle, eut un hurlement de joie.
« TROP COOL ! Est-ce-que tu pourrais faire qu’il neige pour le nouvel an, s’il te plaît ? »
Ce fut finalement la musicienne qui dut rappeler l’ordre de mission à ses deux camarades.
« Ouais, cool. Riverwood va faire de la neige, et … »
« Pourquoi tu l’appelles Riverwood ? » la coupa Timothy, sourcils blonds froncés sur son petit visage rougi. « C’est pas Grace, qu’elle s’appelle ? »
La remarque provoqua chez Odalie un furieux sentiment d’exaspération. Ou bien était-ce de la culpabilité ? Non. Impossible. Elle n’avait rien à se reprocher. Mais appeler la Riverwood Grace revenait à sympathiser avec elle, et la sirène n’était pas du tout prête à ça. Là où il y avait dragon, il y avait des soucis. Elle se le répétait en boucle depuis le début de la soirée. Et pourtant … les yeux du petit garçon, en un reproche silencieux, lui faisaient comprendre qu’il fallait aimer tout le monde, tout le temps, en sa présence, sans quoi il risquait de nouveau de piquer une crise. Grinçant des dents, Odalie reprit la fin de sa phrase comme si de rien n’était :
« Et en attendant, faut quand même retrouver tes parents. Parce que Riv… Grace et moi, on peut pas s’occuper de toi pour toujours, d’acc ? »
Après avoir glissé un clin d’œil à l’enfant, elle eut un regard éloquent pour la dragonne de glace. Elle avait besoin que Grace retrouve les parents du gamin. Et elle avait besoin que ce soit Grace qui s’occupe les retrouver, parce qu’elle était beaucoup trop incapable et beaucoup trop soule pour s’en charger elle-même.
Et qu’elle ne se sentait pas de coopérer.

L’alcool et la journée harassante se dissipaient peu à peu, à mesure qu’Odalie plongeait son regard d’ambre dans le regard déterminé du petit garçon. Quelque chose en lui l’appelait. Une plainte muette et imperceptible qui ne demandait qu’à être entendue. La sirène n’aurait jamais cru être sensible à ce genre de supplique, et pourtant …
Pourtant, lorsque la dragonne de glace fit fermer les yeux à Timothy et articula en silence un « Je te préviens, tu m’aides. », Odalie sentit qu’elle ne pouvait pas vraiment faire autrement. Non pas parce qu’elle craignait la colère de la Riverwood, non, la jeune serveuse en face d’elle paraissait somme toute assez inoffensive, mais … mais bien parce qu’un sorte de pulsion affectueuse l’incitait à ne pas abandonner le pauvre gamin égaré qui s’agrippait toujours à elle.
Patiemment, les deux Surnaturelles écoutèrent la description de Timothy :
« Mon papa, il est tout blond et très très grand ! Il a un manteau tout marron avec des poches décousues, mais très joli. J’crois qu’il a les yeux marrons, mais je me souviens plus … Et ma maman elle est blonde aussi mais elle a de grands cheveux très longs, comme ça ! » Il écarta grand les bras, yeux toujours clos, manquant d’asséner à la sirène un coup de coude au visage. « Et elle a un manteau rouge. Comme le chaperon rouge ! Elle est trop belle, ma maman ! »
Son regard plein de défi planté de celui de Grace, Odalie ne put s’empêcher d’esquisser un sourire à la description de Timothy. La dragonne fit promettre au petit humain de ne rien révéler de leurs véritables natures avant de prendre la tête du trio, en quête de manteaux qui pourraient leur permettre de ne pas être gelés immédiatement lorsqu’ils mettraient le pied dehors.

L’atmosphère de l’étroite ruelle était toujours détrempée. La crinière brune de la sirène n’avait toujours pas séché et, si elle poursuivait ainsi ses entrées et sorties accompagnées de leurs chaud-froids, elle risquait fortement de tomber malade. Ce n’était pas du tout le moment. Ayant désormais couvert sa blouse mauve d’un manteau et d’une écharpe, Odalie sursauta en sentant une petite main se glisser dans la sienne. Timothy la dévisageait avec des yeux implorants.
« Odalie, tu es la plus jolie sirène que j’aie jamais vue ! »
Puis, se tournant vers Grace pour la tenir elle aussi de sa seconde menotte, il lança à la dragonne :
« Et toi, Grace, tu es la plus jolie dragonne ! »
Comme encore ivre, Odalie sentit un léger pincement dans sa poitrine et la brulure vivace de ses joues qui rosissaient. Le compliment avait fait mouche. Après tout, ne disait-on pas que la vérité sortait de la bouche des enfants ?
« T’es gentil, Timothy. » se contenta-t-elle de répliquer au petit garçon avec un sourire gêné.
… mais beaucoup trop jeune pour m’intéresser, faillit-elle ajouter.
« Ils étaient où, tes parents, quand tu les as perdus ? » préféra-t-elle questionner l’enfant. C’était ce que sa mère lui demandait à chaque fois qu’elle perdait quelque chose : où l’as-tu vu pour la dernière fois.
« Ben, juste là ! » répondit le blondinet en désignant la librairie attenante au Crow de son petit menton rosi par le froid. « Ils ont dit qu’ils en avaient pas pour longtemps, alors je suis rentré avec eux regarder les livres d’image. Puis quand j’ai appelé Maman, elle a pas répondu. J’ai cherché tout partout, mais ils étaient plus là. Alors je suis sorti dehors. Et je t’ai vue, Odalie, et … »
« Oui, ça va. » maugréa la sirène. « La suite on la connaît. »
La brune dédia un regard interrogateur à Grace. Des parents qui avaient disparu à l’intérieur d’une librairie ? Tout ça paraissait drôlement louche. Avec un soupir, elle réalisa que ce serait certainement à elles de tirer au clair toute cette affaire.
Et si c’était un piège ?