Mauvais mood. ♦ Odalie & Grace

La devanture de la librairie manifestait l’ancienneté de ces vieilles échoppes qui n’ont pas renoncé à leur âme rustique pour commercialiser le savoir. Bien que les livres ne soient pas exactement le fond de commerce de la jeune femme, Odalie respectait les libraires. Ils manifestaient, comme les disquaires, l’indépendance d’une culture plus ancienne vis-à-vis des normes actuelles en musique et en littérature. Un de ces endroits qui fleuraient bon la poussière, mais la poussière sage, la poussière ancienne, celle qu’on appréciait presque entre deux éternuements.
Et pourtant, les parents de Timothy étaient entrés dans cette boutique et n’en étaient jamais ressortis. Un mauvais pressentiment serra la gorge de la sirène. Comme un réconfort utopiste, elle serra contre sa paume la petite menotte de Timothy.
Heureusement pour elle, la dragonne de glace sembla prendre assez naturellement la tête des opérations. Lâchant la main du petit garçon, Grace poussa le battant vitré de la librairie sans provoquer le moindre bruit et leur intima de ne pas la suivre. Pendant quelques secondes, Odalie envisagea de répliquer qu’elle n’avait pas d’ordre à recevoir d’une lézarde à écailles … puis elle s’imagina transformée en popsicle et convint, avec elle-même, qu’il vaudrait mieux éviter de contrarier sa nouvelle amie.
Une fois Grace disparue entre les rayonnages, Odalie s’accroupit à hauteur de Timothy, emmitouflé dans des couches de vêtements trop grands pour lui.
« Dis, Timothy, si tu devais choisir, est-ce-que tu préfèrerais être adopté par des dragons ou par des sirènes ? »
Son sourire s’était fait railleur, presque insolent. Mais le petit garçon n’était pas capable de saisir une telle subtilité. Soucieux de répondre au plus juste, il fronça ses petits sourcils en une profonde réflexion existentielle.
Réflexion interrompue par Grace qui, revenue sur le seuil de la librairie, fit signe à Odalie qu’ils pouvaient entrer. La sirène jucha de nouveau Timothy contre sa hanche et franchit à son tour les portes de la boutique.

L’atmosphère était silencieuse et poussiéreuse, comme on pouvait s’y attendre d’un lieu comme celui-ci.
« Compris. » chuchota la brune en réponse à la demande que Grace venait de lui formuler à voix basse. Elle se garda bien de préciser qu’elle n’avait qu’une vague idée de l’endroit où se situait la demeure Riverwood et qu’elle n’avait pas nécessairement envie de se jeter dans la gueule du dragon.
La serveuse s’en repartit à travers les rayonnages, visiblement à la recherche d’un quelconque élément extraordinaire au sein de la librairie. Bien. Autant la laisser faire.
« Odalie, y a un truc là … » gémit une voix enfantine à proximité de son oreille.
Et, de fait, un carré de parquet semblait très différent du reste. S’approchant avec prudence, la sirène parvint à discerner ce qui ressemblait à s’y méprendre à … une trappe. Mais quel genre de librairie aurait besoin d’une trappe ?
Vaguement inquiète, Odalie s’accroupit à proximité de l’endroit désigné, à ses côtés un Timothy prêt à mener l’enquête.
« Graaaaaaaaaaaaace ? » appela-t-elle en haussant la voix.
Trop tard. Le petit blond, en grand investigateur trop curieux, venait de tirer de toutes ses forces sur l’un des bords de la trappe. Si celle-ci avait résisté un instant, le panneau de bois plus clair venait de céder, s’ouvrant largement et laissant Timothy assis sur les fesses pour se réceptionner.
« Timothy, attention ! » gronda-t-elle avec une voix plus sévère qu’elle ne l’aurait voulu.
Un grand fracas. Quand le silence régna de nouveau sur la modeste boutique, Odalie entendit quelques voix s’élever du sous-sol.
Merde.
« Aux clients qui sont là-haut » énonça la voix d’un vieillard à travers les rais du plancher. « vous pouvez descendre me rejoindre, si vous voulez ! »
Alors que Timothy eut un regard plein d’espoir pour elle, Odalie sentit un frisson glacé escalader sa nuque. La trappe avait laissé place à un rectangle sombre qui s’enfonçait sous terre. Quelques marches à demi éclairées menaient à ce qui avait tout l’air d’être une cave humide.
Merde merde merde.

Où était passée Grace ?

La soirée commençait à être longue, et Odalie commençait à regretter de ne pas avoir directement regagné son appartement après avoir fermé le disquaire. Chaque cellule de son être lui criait de faire demi-tour, de partir sans se retourner, avec Grace, avec Timothy, tant pis, ils trouveraient bien un moyen, un orphelinat ou quelque chose, ou bien peut-être que les Riverwood voudraient bien s’occuper de lui, tout mais pas descendre dans cette cave. Elle n’avait aucune, mais alors AUCUNE intention de rester là et, alors que Grace surgit de nouveau à leurs côtés, la sirène ouvrit la bouche pour lui faire part de ce ressenti.
« Grace ! T’étais passée où ? » lança-t-elle à la dragonne sans même répondre à sa question. « Euh, écoute, j’crois qu’il vaudrait vraiment mieux que je rentre, là. »
La brune s’efforçait de dissimuler à l’arrière de ses pupilles l’inquiétude grandissante qui lui rongeait la poitrine, mais avant même que la barmaid de glace ait pu ouvrir la bouche pour lui rétorquer quoi que ce soit, un sombre grincement lui fit faire volte-face. Timothy, intrépide blondinet inconscient du danger, avait décidé de prendre la tête de l’expédition et se trouvait déjà sur la quatrième marche du sordide escalier qui menait à la cave.
« Grace ! Odalie ! » leur couina-t-il avec un petit signe de la main. « Viendez ! »
Les deux jeunes femmes échangèrent à peine un regard avant de s’engouffrer avec précipitation à la suite du petit garçon.
Pourquoi ? Odalie aurait été bien en peine de le dire. Vraisemblablement, elle avait faibli avec les années. Là où, il y a quelques mois, la détresse d’un enfant l’aurai laissé entièrement de marbre, voilà qu’elle accourrait dans cette cave sombre qui puait les ennuis juste pour lui sauver la peau des fesses. Il y avait sans doute une question d’ego là-dedans. Hors de question de laisser la vedette à Riverwood. Hors de question que Timothy la trouve plus héroïque, ou pire, plus jolie qu’elle.

La pièce était basse de plafond, contraignant Odalie à se courber légèrement. L’atmosphère, moite et pesante, donnait froid dans le dos. Grace, instinctivement, posa ses mains sur les épaules de Timothy pour attirer le bambin vers elles.
En face d’elles, n’arrangeant rien à la curieuse ambiance qui régnait dans ces lieux, se tenait un vieil homme. Etait-il vraiment si vieux ? L’étincelle dans son regard laissait à présager qu’il serait probablement plus vif que n’importe lequel d’entre eux.
« Bonsoir, vous trois. » lança-t-il avec un ricanement faussement poli. « Je n’ai pas souvent la chance d’avoir des visiteurs ici bas … »
Parce que quand il y en a, je les tue, compléta Odalie pour elle-même.
Tout ici dégoulinait, suintait la noirceur fétide des gens mal intentionnés. Aucun moyen de savoir ce que préparait le vieillard, mais toutes les fibres de son être respiraient la malveillance. Si les parents de Timothy avaient disparu par ici, il y avait de fortes chances pour que le vieux leur ait mis la main dessus, et qui sait ce qu’il aurait pu leur faire alors ? Avec un frisson, la sirène pensa brièvement qu’il leur fallait du temps. Plus de temps, pour fouiller ce sous-sol labyrinthique, s’aventurer dans ces autres pièces dont elle apercevait les chambranles dans la pénombre …
Dors.
Les yeux rivés dans ceux du vieillard, Odalie avait laissé claquer sa voix, son pouvoir. Une seconde, et le regard de son interlocuteur se fit vitreux. Elle était déterminée, bien qu’encore quelque peu soûle, et ce n’était pas demain la veille qu’un humain -ou un Surnaturel, d’ailleurs- parviendrait à lui résister.

Le corps de leur hôte s’affaissa mollement sur le sol, endormi.
« Grace, va falloir faire vite. J’ai pas mal bu et je sais pas combien de temps il va rester comme ça. Faut qu’on fouille les pièces, qu’on trouve les parents de Tim’ et qu’on sorte d’ici … »
Son ton était rapide, incisif. Elle avait peur, et l’adrénaline semblait soudainement asphyxier toute envie d’auto-préservation. Là où une Odalie sobre aurait attendu que ni Grace ni Timothy ne la regarde pour remonter les escaliers quatre à quatre et rentrer s’enfouir sous sa couette, l’Odalie de ce soir là devenait soudainement leader d’une opération d’extraction qui pourrait bien leur prendre du temps.
Son regard noisette planté dans celui de Grace, elle eut un signe de menton pour la chiffe molle qui gisait sur le sol, à quelques pas à peine.
« … avant qu’il se réveille. »

L’enfilade de pièces souterraines offrait un spectacle des plus macabres. L’alcool fleurant toujours bon dans son sang, Odalie serra fort la main de Timothy dans la sienne. Un port d’attache, autant pour lui que pour elle. Si la jeune femme était inquiète, il n’y avait aucun moyen de savoir à quel point les évènements de la soirée devaient être terrifiants pour le petit garçon.
Des cages. Sur les murs. Partout. Des cages dans lesquelles reposaient des individus, plus ou moins vivants et plus ou moins en décomposition. La sirène sentit un frisson se nicher dans son échine. C’était immonde. Ignoble. Répugnant. Un haut-le-cœur vint agiter sa poitrine délicate qu’animait déjà presque la gueule de bois.
« Maman ! »
La petite paume chaude du garçonnet dans la sienne se retira soudainement, laissant Odalie sans repères. Dans la semi-obscurité des catacombes, la brune tenta de suivre la course enthousiaste de son nouveau protégé sans se heurter à un de ces objets de torture … et parvint finalement à sa hauteur, précédée de peu par Grace, au niveau d’une cage qui abritait deux humains. Correspondant parfaitement à la description qu’en avaient fait le garçon, Papa et Maman Timothy gisaient là.
Un regard angoissé à Grace, et la sirène tendit la main pour prendre leur pouls. Vivants.
Il n’était pas dans les habitudes d’Odalie de prendre la défense de la veuve et de l’orphelin. Pourtant, elle ne put s’empêcher de ressentir un certain soulagement à l’idée que leur quête de la soirée n’avait pas été vaine. Une satisfaction, même. Peut-être, plus tard, Timothy se souviendrait-il d’elle et de Grace avec un sourire ému, repensant à la fois où cette splendide sirène l’avait aidé à retrouver ses parents. Le genre d’impression qu’on aime bien laisser aux gens, tant cela regonfle l’ego et permet de décuver bien vite.
« Vous venez de faire une grossière erreur Mesdames. »
A nouveau cette voix, grinçante et désagréable, comme si ses cordes vocales était un tableau noir et son articulation une craie. Putain de merde. Il allait pas les laisser tranquilles une seconde, celui-là ?! Le vieux libraire -était-il véritablement libraire, d’ailleurs- se tenait entre l’escalier de la trappe et le petit groupuscule. Il aurait fallu crocheter les serrures de la cage, réveiller les parents de Tim, et marcher jusque là-bas sans qu’il les attaque … visiblement, l’intention n’y était pas vraiment.
« C’est mademoiselle. » marmonna Odalie avec agacement.

Mais le vieillard sans défense qui tenait la libraire n’était pas intéressé par ces considérations de patronyme. Et il ne s’avérait pas non plus sans défense puisqu’à peine la sirène leva-t-elle les yeux vers lui qu’elle entendit le déclic sourd d’un mécanisme d’arbalète.
Rien ne se produisit dans son esprit. Tout paraissait figé. Un carreau d’arbalète filait vers elle, prêt à se ficher dans sa gorge. Et elle était comme sidérée, incapable de bouger. Si seulement elle avait pu intimer à ce carreau de s’arrêter dans les airs. Mais non. C’était fini. Elle allait mourir, là, dans le sous-sol glauque à souhait d’une librairie merdique de la Nouvelle-Orléans, entourée en tout et pour tout d’une dragonne presque inconnue et de trois humains beaucoup trop blonds pour leur propre bien.
Heureusement pour Odalie, Grace fut plus rapide et la poussa sur le côté.
Elle devait sa vie à la Riverwood. A une dragonne de glace dont elle ignorait jusqu’à l’existence il y avait de cela trois heures. A Grace. N’importe qui d’autre se serait contenté d’être reconnaissant, mais …
« Ça va, Grace. »
Odalie n’aimait pas contracter de dettes. Elle n’aimait pas devoir quoi que ce soit à quelqu’un. Le fait qu’elle doive, en une seule soirée, digérer les remarques reloues d’un pilier de bar, s’occuper d’un mioche, et encaisser le terrible affront à son ego que la situation venait de lui infliger … un peu trop pour elle. Si elle avait été de mauvaise humeur plutôt, la brune avait désormais dépassé ce stade.
Elle n’était plus que fureur.

Plantant son regard brun dans celui, renfoncé, du libraire, la sirène ordonna.
Ne bouge plus.
L’homme, en train de recharger son arbalète, suspendit son geste. Figé dans les airs, il se contenta de jeter à Odalie et Grace un regard empli de dédain et une insulte digne des plus grands poètes de notre temps.
« Sales putes de Surnaturelles ! »
Oh, non, ça n’allait pas se passer comme ça. La sirène fit deux pas en avant, non sans avoir jeté un regard à Grace.
« Fais-moi péter ces serrures, Riverwood. On se tire d’ici, avec les parents de Timothy, que papi le veuille ou non. »
Colère froide. Glacée, même. Odalie se demanda un instant si la dragonne n’avait pas usé de ses pouvoirs sur son esprit … mais non. La jeune femme était parfaitement lucide. Les brumes des cocktails s’évaporaient peu à peu -avantage incontestable d’avoir échappé à la mort-, permettant à la musicienne de tenir tête à leur adversaire.
Lâche ton arme.
L’arbalète tomba.
« Et maintenant, tu vas me dire qui t’es, et vite. Des cages et des arbalètes, ça fait pas vraiment partie de l’attirail du libraire … du moins pas à ce siècle-ci. » D’un geste du menton, elle désigna Grace derrière elle. « Tu vois ma pote, là-bas ? Si tu nous balades, elle a une ligne directe pour le Conseil de la Nuit … et j’pense pas qu’ils seront aussi tendres que nous. »
Elle se garda bien d’ajouter qu’elle n’avait aucune idée de s’il existait véritablement des lignes directes pour le Conseil de la Nuit. En tout cas, s’il en existait, les Riverwood devaient forcément en avoir une.
« Alors tu vas rester gentiment immobile et nous expliquer ce que tu trafiques ici. »

Un Chasseur. C’était ça, alors. C’était aussi simple que ça. En se dévoilant au monde, ils avaient provoqué leur propre perte. Les humains avaient peur d’eux, ils les haïssaient … ou bien, du moins, ils cherchaient à les détruire, comme c’était le cas du vieil homme pestant juste en face d’eux.
« Au moins, je vous laisse en vie, quand je pourrais aisément vous tuer. »
Il n’en fallut pas plus pour que Grace, comme une furie, jaillisse de derrière les cages sombres pour coller au Chasseur insolent un crochet du droit mémorable qui l’envoya valser au sol. Odalie eut un sourire ravi. Décidément, la Riverwood était de plus en plus surprenante, même sans passer à sa forme écailleuse. Elle commençait à bien l’aimer.
La sirène adressa un clin d’œil à sa comparse de la soirée.
« T’en fais pas, j’aurais clairement pas fait mieux. »
Et, ondulant de quelques pas en direction de leur agresseur désormais immobile à terre, elle adressa à ce dernier un sourire des plus goguenards.
« Tu crois vraiment que tu pourrais facilement nous tuer, enflure ? On t’avait rien demandé, nous. C’est toi qui es venu emmerder la famille de Tim, et t’as pas fait le poids une seule seconde contre deux Surnat’ de même pas trente ans. »
Un coup d’œil à Timothy, dont la famille gravissait péniblement les escaliers en bois grinçant qui menaient à la librairie. Ils étaient saufs, et bientôt ils seraient dehors. Tous. Elle comprise.
« Alors tu crois sincèrement que tu pourrais nous tuer ? Pauvre merde. »
Les iris d’Odalie, noisettes à travers le brouillard, fusillaient l’homme de toute sa fureur. Elle n’était pas redresseuse de tort, non, pas éprise de justice au point d’aller sauver la veuve et l’orphelin à chaque carrefour. Bien au contraire, le moins elle avait à s’occuper des autres, le mieux elle se portait. Mais, revoyant en boucle dans son esprit le carreau d’arbalète sifflant qui filait droit vers sa poitrine, elle n’avait aucune compassion. Aucune honte de ce qu’elle faisait. Cet homme était du mauvais côté. Elle ne le comprenait pas, elle ne cherchait pas à le comprendre, elle ne le comprendrait jamais.

Les yeux mauvais, elle somma à Grace de monter à la suite de Timothy et de ses parents. Qu’elle le fasse ou ne le fasse pas, de toute façon, avait peu d’importance. Odalie n’était plus que colère. L’adrénaline pulsait dans chaque extrémité de son être. Il avait tenté de la tuer. Il avait tenté de tous les tuer. Cela ne se reproduirait plus.
Brûle.
« Arrrrrrrrrrghhhhhhhhhhhhh ! Ahhhhhhhhhhh ! Ahhhhhhhhhhhh !!! »
Le hurlement qui retentit entre les murs froids de la cave lui aurait, d’ordinaire, arraché un frisson. Pas cette fois. Non, pas cette fois. Odalie se contenta de marcher d’un pas lent jusqu’à l’escalier. Avant de poser son pied sur la première marche, elle eut un dernier regard pour ce vieillard immonde qui s’était cru un instant meilleur qu’elles.
Ses mains cherchaient à apaiser sur son visage un feu pourtant complètement absent. Tout se passait dans son esprit. Et quand, haletant, la douleur s’apaiserait enfin, sans cloques ni la moindre brûlure, les deux jeunes femmes seraient déjà loin.
« Pi … tié … » articula-t-il entre deux gémissements.
Odalie se contenta de le regarder avec un air inexpressif.
« Non. »
Et, prenant appui sur son pied droit, elle gravit les escaliers bruns et remonta dans la boutique.

L’air glacé et toujours pluvieux de la Nouvelle-Orléans accueillit les deux alliées d’un soir ainsi qu’une couverture … une couverture de neige, sans doute. La sirène, après son coup d’éclat en souterrain, se sentait soudain complètement vidée de toute énergie. Et pour cause : avec toute cette histoire, il était quasiment minuit. Certainement l’heure pour Grace de finir son service, pour Timothy d’aller au lit, et pour elle … eh bien, elle n’avait pas vraiment de but précis.
La perspective de retrouver son appartement solitaire, curieusement, ne l’enchantait guère. Personne dans son lit, personne dans sa nuit … sitôt qu’elle aurait quitté Grace et la famille du blondinet, elle se retrouverait seule dans la nuit frissonnante et mobile. Et, aussi surprenant que cela puisse paraître, ce soir-là, elle n’en ressentait pas le moins du monde l’envie.
« Merci d’avoir pris soin de notre garçon ! Sans vous, je ne sais pas ce qui nous serait arrivé … »
Odalie retint un soupir de franchir ses lèvres. Elle n’avait rien d’une héroïne idéale et altruiste, rien d’une super justicière. Elle avait juste laissé libre cours à sa colère, déjà accumulée au long de la journée. Certes, elle ne pouvait nier que le regard sans ombrage de Timothy avait remué une sorte … d’instinct maternel, peut-être ? qu’elle ne pensait pas détenir. Mais c’était tout. Elle restait libre, fière et indépendante ; les remerciements, les « dettes » que quiconque pensait contracter à son égard l’agaçaient autant qu’elles la mettaient mal à l’aise.
« Oh, c’est rien, vraiment … » répondit-elle à la mère de Timothy avec un sourire mal à l’aise avant de détourner leur attention d’eux.

Grace se tenait, bouillante encore de colère, à un mètre d’elle. Distance qu’Odalie franchit en un unique pas vers sa dragonne de la soirée.
« Hey. »
Gauche, refroidie par l’air humide, la sirène chercha ses mots un tantinet trop longtemps.
« Je … c’était une pas trop mauvaise soirée … je crois. Je vais aller la continuer dans un autre bar, un où aucune Riverwood ne viendra m’emmerder et où je pourrai faire vomir tous les abrutis que je veux. »
Sourire insolent. Elle faillit proposer à Grace de venir avec elle, mais il ne fallait non plus pousser mémé dans les orties. Une poignée d’heures à coopérer avec un dragon, c’était déjà beaucoup. Après tout, les évènements n’avaient fait que confirmer la précieuse maxime d’Anjela Maelström : « Là où il y a des dragons, il y a des ennuis ».
Une dragonne il y avait eu, et des ennuis avaient suivi.
Odalie passa une main dans ses cheveux encore mouillés par l’averse subie plus tôt. Elle était de mauvaise foi. Une dragonne, des ennuis, d’accord. Mais sans ladite dragonne, elle serait probablement au fond d’une cave ou d’un caniveau à l’heure qu’il était … ou bien, plus possiblement, dans les bras d’un inconnu dont elle oublierait jusqu’au nom. Toutes choses considérées, elle n’était pas vraiment sûre de la manière dont la soirée aurait tourné si elle ne s’était pas retrouvée sur le chemin de Grace.
Elle lui dédia donc un sourire timide, embarrassé, de celle qui n’a pas l’habitude de se reposer sur les autres et qui s’est vue contrainte de le faire par la tournure des évènements.
« Bon, ben … à une prochaine, peut-être ? »
Et, sans attendre de réponse, la brune tourna les talons pour aller s’enfouir dans la nuit.