Baby if you wanna leaveCome to California, be a freak like me, too
J’avais reçu ce carton d’invitation par mail un matin. J’ignorais comment la personne avait eu mon adresse, et l’idée qu’elle ait fait le trombinoscope de toute l’université de Phoenix m’effrayait un peu trop pour que j’y pense sérieusement. C’était forcément une chaîne de mails, lancés au hasard un beau matin. Samantha. Je l’avais embrassé quand j’étais en première de biologie, et j’avais fixé un peu le vide en me souvenant de ce moment gênant, me demandant pourquoi j’avais encore des sensations d’échardes dans les lèvres en y repensant.
Elle se mariait. Je me disais qu’une traînée comme elle traînerait une traîne, et que finalement, c’était une sensation étrange de constater ma chaise où les affaires pas tout à sales, pas tout à fait propres traînaient depuis une semaine pendant que Samantha allait se marier. Je me demandais quand ça allait arriver, mon American Dream. J’avais été renvoyé deux fois en deux mois, m’était fait tapé deux fois en deux mois, avait déménagé une fois, et je me disais que mon été était tout de même particulier. Je peine à voir le temps passer, et d’un côté, j’avais envie de perdre mon doigt en le mettant dans l’embrayage pour qu’il s’arrête.
J’avais soupiré devant les fleurs qui entouraient cet affreux faire-part. J’avais presque envie de coller mon nez à l’écran pour constater que c’était qu’un amas de pixels de couleurs primaires immondes, et que le rose n’existait pas.
J’avais soupiré, j’avais besoin d’une pause.
J’avais besoin d’une pause, entre palmiers, cocktails trop chers, piscines dans des résidences absurdes et mer agitée. J’étais venu en avion, parce que les trente heures de voiture me tentait assez peu. Dommage. Je pourrais louer ensuite une voiture et partir en road trip tout seul. J’espérais avoir un appel du Ciel entre Los Angeles et San Francisco, où je me dirais que ma place est autre part, et qu’ailleurs, c’était mieux qu’ici. Eternel adolescent qui avait jamais tout à fait grandi, je me baladais avec les preuves de mon ultra-violence. Béquilles à la main, j’arpentais Venice Beach où j’avais réservé une suite pour quelques jours.
Certainement que des heures à fixer la marée qui retournait inlassablement au fond de l’océan, ça m’inspirerait deux trois idées pour continuer à avancer.
A moins que la vie ait été suffisamment cynique pour me foutre ces putain de béquilles. Elle soulignait avec mesquinerie à quel point c’était ma faute. Elle me chuchotait du bout des lèvres que je ferai mieux de passer mes journées assis sur des bancs, comme je pouvais m’asseoir sur mes espoirs d’American Dream, de famille heureuse et fonctionnelle à bientôt trente ans.
C’était pas là que venait les gens perdus à vingt ans pour vivre dans la gloire et la célébrité ? Je voulais me perdre dans West Hollywood, faire des balades à vélo sur Culver Boulevard et rentrer dans mon quartier résidentiel à Silver Lake, où je me foutrais de passer des heures dans les bouchons parce que j’aurai juste la radio qui me détruisait les tympans et mes cordes vocales pour me déchaîner.
J’avais besoin d’une pause, alors j’étais venu. J’avais pas traversé les Etats-Unis pour te voir, Samantha, désolé. Je me passerai bien de te voir à la table d’honneur, avec tes grands yeux bleus, trop heureuse de ton mariage qui va s’éclater dans cinq ans pour une histoire de liste de courses, quand tu verras que ton mari est incapable de suivre tes indications. Je venais pas non plus pour me prendre ton bonheur en pleine gueule pendant que je galérais à prendre un verre à ton comptoir rose de merde avec mes béquilles.
Mes putain de béquilles oranges parce que j’avais compris que comme les bancs, je serai mon seul soutien et que ça me niquait les nerfs de me dire ça.
J’avais ma pauvre chemise blanche et un pantalon noir, parce que j’imaginais ce que je mettrais à la communion de ma petite cousine, et je refusais de mettre plus d’attention que ça au mariage d’une personne que j’aimais pas.
Je pourrais parler de la mariée, qui se dandine dans sa robe sur-mesure. Je me demande combien elle a payé si c’est pour qu’elle soit pleine de gras et de fluides dégueulasses le soir même. Je hausse les sourcils en me disant que ça fait cher le centimètre de dentelle. Ambrose, tiens, ça fait si longtemps ! J’ai envie de lui dire que j’avais pas spécialement eu envie de renouer le contact, et j’ai envie de dire à son mari que j’ai embrassé sa future femme neuf ans plus tôt et que c’était franchement oubliable. Oui en effet, Samantha, ça fait longtemps. Je lui demande pas comment elle va, parce que c’est évident qu’elle va bien, et qu’elle me demandera un sale et toi que je me prendrais comme un bus dans la face. J’avais pas envie de m’inventer une vie d’ingénieur en biologie, ou alors de dire que j’avais pété un câble et que j’étais venu à Los Angeles pour devenir une rock star indépendante.
Je te félicite pas pour ton mariage, parce que j’ai pas à te féliciter de savoir ouvrir les cuisses. J’ai pas à te féliciter d’être tombée amoureuse, et encore moins d’être tombée sur une bonne personne. C’est cruel, de féliciter les mariages. C’est m’enfoncer un peu dans ma médiocrité.
Mon succès du moment, Samantha ? Tu veux le savoir ? Avoir été renvoyé d’un MacDo. Oui. Il fallait être doué de beaucoup d’audace, ou de bêtise, au choix.
Je reste stoïque face à elle, une paille dans mon verre. Je bougeais le moins possible mes mains pour pas faire tomber mes béquilles et tenir à peu près en équilibre. Je bois bruyamment pour témoigner mon ennui.
Freak, tout s’arrête.
Quelqu’un me parlait de son entreprise de cryptomonnaie, et mon incompréhension se fait plus grande maintenant que je l’écoute plus. Je vois une couronne de roses bleues dans quelques mèches attachées furtivement, décrivant des arcs symétriques tout autour comme un lycoris au fil du destin. On me parle de NFT et je me dis que c’est pas réellement ses initiales, parce que les siennes, c’était NBH.
Je remarque que j’ai une gorgée de champagne dans la bouche depuis trois minutes et qu’il est grand temps de l’avaler.
Clic clac clic clac dans les escaliers, clic clac clic clac sur le pavé, j’ai identifié une chaise à côté. J’avais concocté une excuse bidon, une énième, pour justifier le fait que je rampais en béquilles jusqu’à elle, encore.
« Salut. »
La table a l’air pleine de couples heureux, et je m’y sens à l’aise comme une pièce orange fluo dans un puzzle de noir et de blanc. Je regarde le centre de la table où il avait une montagne de petits fours, et je vois que l’assemblée me regarde. Je cale mes béquilles contre ma chaise.
Alors, je fixe la nourriture, parce qu’il y avait des petits grains sur certains et je comprenais pas pourquoi.
« Samantha m’a dit de m’asseoir ici. C’est vache de sa part, je sais. »
Je me souvenais que les derniers mots qu’elle m’avait dit c’était précisément passe une belle vie connard. J’avais l’impression qu’elle m’avait porté le mauvais œil depuis tout ce temps et j’étais assez peu ravi.
C’était tout de même étrange de mettre des grains de sésame sur des petits fours. C’était soit trop banal, soit de mauvais goût, et dans les deux cas, ça allait bien à Samantha de faire ce type de choix douteux.
« Il fait beau, aujourd’hui ... »
J’aimerai bien lui raconter des tas de choses intéressantes, ou alors qu’on ait été placés de base à côté. Je me dis qu’on aurait même pu être à la table d’honneur de ce putain de mariage si tout s’était bien passé. J’aurai pas mis une pauvre chemise blanche insipide avec un pantalon noir pour me fondre le plus possible dans le décor. On aurait été fiers et contents.
A la place, on est contre un mur à regarder les autres se baigner pendant que la marée de nos espoirs est trop loin pour qu’on puisse les rejoindre, dans leurs discussions d’éducation parentale et exploits de leurs gosses précoces.
Je vois sa main sur la table et me dit que je pourrais presque la prendre.
Je me dis que ça serait bizarre, mais j’ai envie de comprendre que c’est bien elle, et pas quelqu’un d’autre.
Ma béquille se casse la gueule avec ma gêne.