Je constate le vide en me retournant.
Mes mains tremblent sur mes béquilles. Merde. Mes pensées spiralent dans le siphon de mes inquiétudes. J’ai longtemps imaginé dix mille scénarios dans ma vie. J’ignore à quel point ils étaient réels, à quel point ils étaient vécus et tangibles. Le film des retrouvailles, je l’avais tourné un nombre incalculable de fois. Je remontais le fil à chaque fois avec mon doigt dans la cassette pour pouvoir retourner dessus, encore et toujours. La VHS était épuisée et cassée de neuf ans d’enregistrements pirates. J’avais peur des CD. C’était moins fiable, et ils tournaient en boucle. C’était des alliés dans lesquels je me voyais un peu trop pour leur faire confiance. D’ailleurs, suffisait que je me penche sur la question pour y voir mon reflet, comme je le voyais dans le plexiglas des cadres de l’hôtel. Sensation de déjà-vu, il n’y a pas de tâches de gras ni de cocotte. Juste des vases qui brillent de manière insolente et qui semble avoir envie qu’on leur frappe dessus, puisque c’était sa seule utilité sur Terre.
Je me reconnais dans beaucoup d’objets, et je finis par me dire que c’était peut-être pas anodin.
J’entends une voix que je connais peu, et je l’ignore.
Mes yeux sont les lumières d’un phare pendant que je balaie les couloirs de l’hôtel. Où elle était. C’était la preuve que j’étais un bon réalisateur, avec ma caméra à l’épaule et mes dialogues éclatés. La cloche enfermée dans ma cage thoracique s’agite, et bientôt, son bruit deviendra pas gérable. Elle est où. Elle appartient aux rôles titres de ma VHS, souriant à la fin et prenant son chèque pour partir sur d’autres tournages. J’aurai à peine donner de l’argent que je remarquerai que ses paupières sont trop fermées pour que ce soit elle, et que roi sur ma montagne d’or, j’étais un mauvais casteur à prendre les doublures au lieu des actrices.
Pourquoi les crédits ne se lancent pas ? Je suis dans une scène post générique, et j’annonce un film catastrophe après une comédie, puis un drame. Personne ne comprendra rien à la trilogie, parce que c’est ma vie et mon film, et que je peine moi-même à suivre le fil en tant qu’acteur spectateur.
Mes béquilles font des claquettes, et ça sera là la raison de mon propre casting. Ma VHS grésille et se coupe avec les crédits. On ne verra pas que je suis le réalisateur, l’acteur principal, le responsable lumière et le bouffon à la mandoline qui apparaît aux dernières lignes.
« NB ? »
Aucune réponse.
Mon écho me répond, et je me pose devant un miroir.
Je me sens comme un putain de dauphin. Ma voix semble percer les aigus, et je parle en sonar. J’aimerai pouvoir l’envoyer, qu’elle se répercute pour me montrer la route, le chemin. A la place, je vois pas très loin dans les flots, et je suis pas tout à fait poisson donc je menace de m’étouffer à chaque moment si je remonte pas assez à la surface.
Je suis sous l’eau depuis dix minutes, et mon apnée fatigue. J’ai besoin de respirer. J’ai besoin de rejoindre le ciel, de le regarder un peu, d’être un mammifère étoilé, puis de replonger, heureux. A la place de ça, l’écho me répond, et mon reflet sourit.
Je sais pas si il se fout de ma gueule, alors je porte une main à mes lèvres. J’ai bien la même tête que lui. C’est étrange.
Je me remets à marcher au son des clics clacs de mes béquilles. Je me souviens lui avoir dit le numéro de ma chambre. J’avais trouvé ça marrant, quand on me l’avait donné. 131. 11 et 13. C’était la fusion de nos deux numéros. J’avais préféré avoir un sourire crispé pour ne pas insulter la gentille dame à l’accueil.
Je suis heureux de ne pas avoir bouffer la carte pour en avoir une autre.
Je rentre dans ma chambre et mon genou tremble. J’ai pas refais mes bandages de la journée, et je sens que mon corps me le fait payer. Je constate que la majorité sont plein de sable, et j’imagine qu’il y en a qui s’est glissé sous les bandelettes pour venir se coller aux points de suture et aux plaies. Je grimace. J’imagine toutes les bactéries qui se baladent dans la mer, et je me sens blanchir à l’idée qu’elles aient pu passer sur mes blessures et fusionner avec.
En retirant mon attelle, je vois que mon bandage est resté collé à elle. J’ai la tête qui tourne et le souffle court. Je détestais faire ce genre de choses.
C’était pour cette raison que je restais souvent plus longtemps que de raison à l’hôpital. Je côtoyais de nouveaux plafonds, de nouvelles odeurs. Des fois, on me transférait de chambre, et j’avais qu’à me laisser porter d’une chambre à une autre, me disant que c’était toujours un nouveau lieu intime que je visitais. Nourri à mes fantaisies, je souriais un peu quand des soignants s’occupaient de moi, me demandait si ça allait mieux ce matin, si la nuit s’était bien passée. Si j’avais besoin, j’avais un bouton rouge sur lequel appuyer et qui alerterait tout un personnel qui se ruerait à mon lit. A l’hôpital, les gestes étaient fluides, doux, et les gens savaient ce qu’ils faisaient. Les draps grattaient, de temps en temps, mais c’était un moindre mal. J’avais fini par apprécier la nourriture, parce que j’étais fermement incapable de faire mieux. Tout était blanc. Tout était propre. Tout était limpide.
A l’hôpital, je voyais pas le temps passer, pas mon corps de la journée. J’avais rien qui pouvait m’inquiéter. J’évoluais dans une bulle hors du temps.
Je pourrais regretter, là, tout de suite, de ne pas être resté plus longtemps à celui de Seattle. Je serais sorti d’ici quelques semaines, j’aurai même guéri plus vite.
Je tremble un peu moins en tirant des bandes de gaze. Mon genou est dans un sale état. Je me surprends à faire attention à sa désinfection, à prendre des précautions dans mes mouvements, à éviter de trop appuyer dessus. Si je serre les dents à quelques moments, je tente de minimiser la douleur et je trouve ça décidément
Dix minutes passent et je commence à m’impatienter. J’entends un bref bruit sur ma porte et je lève la tête soudainement.
Le film tourne progressivement au noir et blanc et je panique légèrement. Les draps de l’hôtel sont blancs avec des sur-couvertures marrons. Il y a des petits fauteuils par-ci par-là et une grande télévision en face du lit. Je l’avais utilisée hier pour zapper sur l’intégralité des chaînes du satellite. Ma tête était trop lunaire pour me concentrer sur un sujet particulier.
J’avais été assez triste de constater que j’avais été capable de me concentrer sur des fusions moléculaires, et que désormais, même la plus basse des télé-réalités me demandait un effort de concentration phénoménal.
Si elle revient pas, je me demande où est-ce que je les retrouverai, les voix des actrices de mes pensées. J’avais plus mon téléphone, donc plus de preuves de son existence. Je pourrais m’étouffer à m’imaginer juste l’oublier progressivement. J’y penserai tout le temps, mais avec des réecritures hasardeuses. Je ferai des remakes que je penserai bien, et le public ne sera pas dupe. Je me prendrais de mauvaises critiques, et je prierai pour que ma carrière s’achève rapidement. Pas de crédits. Pas de noms. Juste un moqueur « Ambrose Atkins » à tous les rôles.
Quinze minutes passent, et je commence à stresser.
J’attrape mes béquilles et me décide à sortir de la chambre. Je ferai le tour de l’hôtel s’il le fallait. Je suivrais les sillons de sable et les traces humides sur la moquette. On était les deux seuls êtres aquatiques de ce monde terrien, et je commence à le ressentir. Mon second prénom me hurle dans les tympans quand chaque pas me fait mal.
Le bandage est de nouveau serré, et me rappelle que j’aurai du resté immobile au lieu d’essayer d’agir pour améliorer un peu ma vie. Le désinfectant dégage le sel et le sable pour créer une surface saine. Est-ce que j’ai réellement envie de quelque chose de sain ?
« NB ? »
Nouvelle fois, ma voix se perd dans les dédales de couloirs.
Quelque chose percute mon regard. Je vois des symboles sur les portes.
Je suis là.
Je continue à suivre les portes en faisant peu attention à mes pas. Il y avait des petites étoiles, des petites planètes, des oiseaux.
Un papillon.
Mes béquilles s’entremêlent et mon nez vient percuter le sol.
« PUTAIN ! »
Je me dis que ça m’apprendra, à pas regarder devant moi, mais à regarder en arrière.
Péniblement, je remercie mes bras d’avoir accusé le choc. Mon genou n’a rien. Je me relève tremblant du bout des béquilles et en m’aidant de la porte suivante comme d’un appui. C’est celle juste à côté de la mienne. La 111.
La 111 a un petit coeur dessus. Toujours le je suis là qui l’accompagne. Mais ce n’est pas le plus important. Je regarde la forme et tente d’analyser toutes les possibilités possibles. C’était peut-être un pauvre losange que je surinterprétais. Elle était peut-être un peu trop ivre pour dessiner des ronds parfaits donc le haut s’était affaissé. D’abord frémissantes, je sens mes commissures s’étirer et je baisse la tête parce que j’ai sûrement l’air d’un con. J’essaie de les arrêter en me mordant la lèvre inférieure, mais la physique humaine est étrange et curieuse. J’ai jamais été bon pour cacher mes émotions. J’ai le sourire ouvert comme un livre, et je reste quelques minutes devant la porte.
Je suis définitivement perdu, et la VHS reprend lentement de sa couleur. Personne d’autre ne dessinerait des choses enfantines.
Nova-Blue voulait sûrement jouer à cache-cache, et elle ne m’a pas prévenu parce que j’ai plus de téléphone. Mon genou me gêne à chaque pas, mais tant pis. Si elle le voulait, alors on jouera à cache-cache dans un hôtel hors de prix, entre les étoiles et les salles prestigieuses. On se retrouvera sur le toit, parce que j’aurai jamais eu l’idée de la chercher là haut, et que c’était idiot. C’était après tout le meilleur spot pour regarder les étoiles et pour avoir un endroit qui nous appartenait.
Je passe devant une salle de déjeuner, et j’aperçois un paquet de marshmallows sur une table.
J’ai des échos de peinture rouge et de murs gris. J’ai des cris et des balles à côté de mes oreilles.
Même le sucre n’avait pas suffit, parce que grandir, c’est compter les potes morts à la place des bonbons.
Rancunier, je l’attrape. Il était temps que les bonbons n’aient plus un goût amer d’abandon. J’allais réecrire les symboles avant d’en faire des concepts maudits. Je cale le paquet entre mes dents, à défaut d’avoir les mains libres.
Je passe devant une peinture de pomme, et me souvient qu’elles sont rarement bleues. C’est absurde.
Je tourne et je la vois au pied de la première porte à ma gauche.
Elle était ma destination, à ce moment précis. Los Angeles me semble une ville ennuyeuse face à l’immensité des plages et des espaces.
« NB ! »
Le paquet de bonbons tombe au sol et je lâche un énième juron. Elle était habituée, que je me dis.
Elle a une couronne de guirlande autour de la tête, et je souris un peu. J’y vois des constellations et mon myocarde s’accélère. Un sac orange orne son dos, et je souris. Il y a des bâtons devant elle, comme pour faire écho à ma marche bancale, et je souris beaucoup.
Je fais un mètre et j’ai neuf ans, alors que j’ai envie de prendre la main de Nova-Blue pour l’emmener en récréation. A la place, j’essaie de me contorsionner sur mes béquilles pour m’abaisser un peu au sol, mais c’est qu’un chapelet de jurons douloureux qui sort de ma bouche.
Je pense au lendemain, aux caméras de l’hôtel qui verront les portes dégradées.
J’aurai envie de leur dire que c’était plus joli, ainsi. Ils pourront utiliser des symboles au lieu des nombres. C’était plus équitable pour les nombres premiers jumeaux, séparés de multiples et de neufs depuis des années.
« Attends, viens là, c’est pas du tout là ma chambre et … Mais … NB je … C’est … Qu’est-ce que t’as fais enfin je … Les portes ? Mais … » Je ris un peu face à l’absurdité de la situation. « Ecoute, ça m’a bien aidé, je t’aurai retrouvé moins facilement, sinon. »
J’ai pas envie de dire que je l’aurai pas retrouvé, parce que c’était un mensonge. J’aurai certainement examiné ses intérêts Instagram et été à toutes les compétitions de gymnastique jusqu’à la voir à nouveau. Je me dis que c’est pas très sain.
Mais est-ce que j’ai réellement envie de quelque chose de sain ?
« Joli sac, d’ailleurs. »
Avec nos rayures bizarres et notre impossibilité de s’adapter à notre environnement, je me disais qu’on était définitivement plus des tigres que des lions.
Je repasse devant le miroir de tout à l’heure. Je constate que ses yeux sont très bleus, et que mes cheveux très oranges. Alors, je souris à mon reflet, et je comprends que c’était bien moi que je voyais dans les cadres.
J’ouvre ma chambre avec ma carte et un cliquetis retentit.
J’entre dans la pièce et lui tient la porte. Cette fois, je lui claquerai pas au visage. Si elle n’a pas de double de carte, c’est son numéro qui est dessus. 131. Numéro 13. Numéro de chance, numéro de malheur, et j’ignore de quel côté elle se situe encore. Peut-être qu’elle me noiera quand elle aura trouver un équipage plus capable, plus utile pour les abordages. Je rêverai de marinière bleutée sur mon annulaire, pendant que ma barque coulera. Je serai un vaisseau fantôme, avec des os qui claquent à chaque mouvement de barre.
C’était autant sa chambre que la mienne, à ce moment-là, parce que c’était ton nom dessus, Nova-Blue.
Il y a mon nécessaire sur mon lit et j’ouvre rapidement la bouche d’un air gêné en le rejoignant.
« Putain merde désolé désolé désolé c’est … Argh putain … Enfin j’étais en train de … T’sais … Enfin mes bandages … Ils sont dans un état horrible le médecin va me démonter HAHA la prochaine fois et … Y a du sable et … Enfin c’est pas … C’est pas très beau, quoi … Tu peux aller prendre une douche pendant que je fais ceux qui restent … Ou pas ou … Y a un minibar sinon tu peux prendre un verre je veux dire ça sert à ça les suites haha … Ou sinon … Y a … Y A un TELEPHONE ICI regarde ! Tu peux appeler l’accueil si tu veux un matelas en plus, quelque chose … Et j’ai … J’AI la … la TELE tu peux … Regarder un film ou … Une série et … Y a même … Des films à la demande et … Euh … » Je me perds dans mes mots. « Pendant que je fais … Ce truc. »
J’avais pas envie qu’elle se sente dégoûtée face aux points fatigués.
Je pense surtout que j’avais pas envie qu’elle soit triste en voyant la galaxie gigantesque et violette que j’étais devenu. J’ai les mains qui tremblent et mes yeux sont caféinés à force de chercher la moindre activité à faire dans cette suite.
Nerveusement, j’allume la télévision. Elle se lance sur un talkshow où des gens s’engueulent sur le plateau. Je me dis que ça sera la bande son de ma confusion interne.